Tchao Tchaïkovski

Une sirène de voiture de flic me tire de mon sommeil. Le temps d’ouvrir un œil, le bruit bleu s’est évanoui, parti s’enfoncer dans la nuit.
Derrière moi, une voix de grosse fumeuse gronde :
- Connards de poulets…Ça les fait bander d’allumer leur gros gyrophare.
Des relents d’alcool macéré sur une langue pâteuse viennent me faire froncer les sourcils. Je tâtonne, trouve mon téléphone, et balaie de l’écran mon côté du lit histoire de savoir où je suis.
Posés sur la table de nuit, un radio-réveil poussiéreux ainsi que d’ignobles babioles parmi lesquelles une boule à neige.
Dans le globe de plastique au parterre blanc poudré, une danseuse de ballet me fixe d’un sourire Walt Disney. Immobile sur le bout des pointes, ses membres sont gracieusement tendus ; tout comme la peau de son cul, probablement.
Je m’empare du bibelot, actionne son remontoir et lui inflige quelques secousses. Les flocons se propagent mollement, de même que l’air en si mineur de Tchaïkovski dans la fameuse scène d’ouverture de l’acte II du Lac des Cygnes.
Regard vaseux, sourire aux lèvres, je reste à contempler la belle toupiller sur elle-même au son du morceau grand public.
Les notes finissent par ralentir, le cygne en tutu blanc aussi jusqu’à se figer pour de bon, dos tourné.
Dans l’air de nouveau silencieux, je sens l’haleine chargée de gnôle revenir fouetter mes narines tandis qu’une paume humidifiée m’empoigne brusquement la queue.

Visite

Arrivé à la résidence, je gare ma brèle sur le parking où stationnent en tout trois voitures. Les graviers crissent sous mes semelles tandis que j’arrange comme je peux le ballotin de chocolats dont l’emballage a pris un coup dans mon blouson.
A l’accueil derrière son comptoir, une blouse blanche à verres de lunettes cul-de-bouteille semble absorbée par une revue. Sa bouche obstruée par un doigt qu’elle utilise façon cure-dent, le « bonjour » difforme qu’elle me lance me conditionne d’entrée.
Je frappe et entre dans la chambre sous les applaudissements dictés d’un public de télévision ; sur son pieu électrique, allongée, la tête inclinée, ma vieille somnole bouche entrouverte.
Elle a déjà bien meilleure mine et les bajoues moins affaissées ; ses membres n’ont pas l’air de trembler.
Sur sa table de nuit, une grande enveloppe marron griffée d’une écriture de porc. Me mordant la lèvre jusqu’au sang, je m’isole dans la salle de bain pour consulter ses résultats : toujours un peu moins rassurants, toujours un peu plus alarmants. Le foie a trinqué mais tenu.
Mâchoire légèrement desserrée, je savonne bruyamment mes mains quand sa voix me fait sursauter :
- Tu les as pris comme j’aime, fourrés à la liqueur de Kirsch ?
Je quitte l’endroit sans dire un mot au son de la clameur plaintive des spectateurs télévisuels pour un candidat malheureux.

Sales draps

10 ans qu’on ne s’était pas vus.
Quand je sonne à la porte de son pavillon de banlieue, c’est la nostalgie qui m’anime mais lorsqu’elle m’ouvre, c’est l’excitation qui s’installe : même visage d’ingénue salope, même cul à se damner. Une décennie passée et elle n’a pas changé.
La donne, elle, si : mariée, mère de famille, la soirée s’annonce bon enfant. Je réprime mon côté primate et la suis jusqu’à sa verrière.
Tard dans la nuit, entre deux souvenirs évoqués, ma main dérape entre ses cuisses.
- Ma petite famille ne va pas tarder, tu sais…Mon homme et les enfants rentrent de vacances…J’ai dit qu’un vieux copain passait et je n’ai aucune idée de l’heu-…
Avant qu'elle ait pu terminer, son jean lui arrive à mi-cuisse et mes phalanges fourragent sa fente.
- Bon, tant qu’à faire une connerie…Viens, on monte dans la chambre.
On se jette sur le lit, une odeur m’assaille les narines :
- Y'a comme une odeur….Forte...
- C’est mon mari…Il transpire extrêmement la nuit…Moi je suis habituée, mais…Laisse-moi juste changer les draps.
L’instant d’après, je la  regarde border le lit avec méticulosité.
- Ces lettres, cousues sur les taies d’oreiller…
- Nos initiales, oui…
Debout de chaque côté du lit,  je pars dans un fou rire nerveux tandis qu’elle éclate en sanglots.
En bas, le carillon tinte à tout va.

A propos de pisse et du temps qui passe

Savoie en haute saison, une station de ski animée.
Première soirée, engueulade au dîner, elle quitte la table puis le resto. Resté seul au milieu de l’assistance gênée, je décide de poursuivre le repas jusqu’au bout. Dans la grande salle bondée, les échanges reprennent peu à peu. Au dessert, quelques paires d’yeux mange-merde furètent encore vers moi ; au moment de partir, tous ont le nez dans leur assiette.
Dehors de gros flocons flottent dans l'air tandis que ma nuit coule à pic. Demain, chacun mettra de l’eau dans son vin chaud histoire de rendre supportables les trajets télésiège et les fondues en tête à tête.
Tandis que je regagne l’hôtel via les rues boueuses verglacées, je croise une bande d’adolescents : ça braille et ça s’emballe. Ils passent à ma hauteur sans même m’apercevoir, saouls de jouissance et d’insouciance ; l’un d’eux glisse sur la route gelée, rigole et se relève aussi vite qu’il s’est rétamé.
Un peu plus loin, je m’engage dans une voie privée à la blancheur encore intacte, chiale un bon coup et pisse à l’abri des regards. Tout en réfléchissant à ce qui me coupe  de ces mômes, j’observe la neige fondre à vue d’œil, le blanc virer au jaune.

Blues bulgare

On vient de finir notre affaire.
Sur sa minuscule table de nuit, près de mes billets chiffonnés, son réveil matin aux chiffres bleu fluo me signale l’heure écoulée.
- Encore quelques minutes tu peux rester » murmure t-elle tout en me ramenant par le bras sur le matelas et en posant sa tête sur mon torse.
- T’inquiète, c’était parfait comme touj-…
- Tu as déjà été à Bulgarie ?
Sans attendre une réponse, elle fredonne quelques notes d’une chanson dans sa langue natale.
- Fais gaffe, tu vas m’endormir…Elle dit quoi ta berceuse ?
- Ça parle des haïdouks…C’est le bon brigand… Le gentil voleur...comme votre Robin des bois.
- Vaurien mais généreux ?
- Voilà. Petite, ma grand-mère me chantait ça quand on lavait le linge sur les bords de la Maritza.
- …Chante encore.
Tandis qu’elle reprend la ballade à mi-voix, je sens de l’eau tiède sur ma peau.
- Maintenant tu dois partir.
Elle renifle, se relève et sans se retourner trottine jusqu’à la salle de bain.
Je me resape, rajoute un billet chiffonné.
A l’instant de quitter la piaule, sa culotte posée sur une chaise me fait de l’œil ; je l’attrape et file à la hâte.
Arrivé au rez-de-chaussée, j’entends sa voix du haut des marches :
- Bye bye haïdouk.


Lueurs

Elle m’attend pour 21h.
Ma bécane broute  en plein périph’ au niveau de la porte Dorée ; à peine le temps d’aller m’échouer sur la bande d’arrêt d’urgence que le bas moteur rend l’âme. Péniblement je pousse l’engin,  remonte la bretelle de sortie, en sueur le met sur sa béquille le temps d’une pause.
Cul sur la selle,  pareil à un veau dans son pré j’observe les  bagnoles à toute blinde défiler à l’infini. En arrière-plan, un ciel bardé de barres d’immeubles,  verrues bétonnées colossales.
- Tu veux quoi  bébé ? La sucette ou l’amour ?
De l’autre côté de la voie, sous la rampe de sortie, plantée devant sa tente cradingue une beurette tout en rondeur m’appelle d’un doigt qui va et vient.
- Une dépanneuse, dans l’idéal…je suis en rade…j’ai rendez-vous…
- Moi je dépanne toi mon chou. Je fais moins cher que la remorque et mieux la pipe que le rencard.
Au loin, le paysage monolithique de façades grises de pollution émaillées de lucarnes jaunâtres convainc mon regard hésitant qu’ici se termine ma soirée.
Entre deux chauffards énervés, je  traverse la voie asphaltée direction ma pute de fortune. Tandis qu’elle dézippe ma braguette dans la rumeur rauque des moteurs, j’aperçois par intermittence ses yeux de camée aux abois dans les raies des phares de voiture.