Aller-retour en Absurdie

Dans les pages «sortir » d’un hebdo, je lis la tenue d’une expo sur Samuel Beckett au fameux musée Schaulager dans les environs de Bâle, Suisse. A défaut d’aller voir sur place, je décide de m’offrir le bouquin-souvenir et file sur le site officiel. Aucune adresse, seulement un numéro.
Au téléphone, un filet de voix sensuel prend ma commande tout en raillant, dans un anglais parfait, mon «shitty accent». On sympathise pour raccrocher une heure plus tard, non sans s’être échangé nos mails.
Quelques semaines plus tard, après une correspondance effrénée suivie d’une résa Paris-Bâle, je descends du Tram 11, station Schaulager. On a tenu à jouer le jeu et proscrit les photos, nous contentant de mots, exclusivement.
D’un pas lent je remonte le quai, on finit par se retrouver. Mal fagotée, gueule de travers. Elle aussi semble déçue : d’un ton quasi plaintif, elle me sort sans détour qu’elle m’imaginait très grand, black, tout en muscles. Autour de nos deux corps statiques, les usagers vont, viennent, indifférents à nos gênes.
Dans sa bagnole, un utilitaire électrique plus silencieux qu’un mort, le trajet gare/musée paraît interminable. De l’écrit à l’oral, la transition s'avère pénible : chacun son tour on cherche nos mots, et surtout des choses à se dire.
Enfin arrivés à l’expo, elle se rue sur les audioguides et d’un rictus me tend un casque. Manuscrits originaux, objets persos, reproductions à l’identique de décors théâtraux…On traverse les salles au pas de course tandis que je tente tant bien que mal de piger les explications de la voix française à l’accent suisse-allemand à couper au couteau qui gueule dans mes tympans.
Deux heures plus tard, elle me raccompagne à la gare. À peine la clé dans le contact, elle allume l’autoradio. Une fois ma ceinture attachée, je tourne la tête côté vitre ; les rues proprettes et sûres de Bâle défilent mollement sous mon regard un peu perplexe, au son de la voix haut perchée d’une Céline Dion locale qui braille l’amour désenchanté.

Turkish delight

Istanbul début mai, le mercure pète le score et pas un poil de vent.
Aux terrasses de café, les Stambouliotes larvent paisiblement sous un soleil drapé dans son voile de pollution. Seul et en sueur, je vais de ruelles déglinguées désertes en artères noires de monde, continuellement hélé par les vendeurs du coin et les chauffeurs de taxi en quête d’un pigeon à plumer. Sainte Sophie, la Mosquée Bleue, le palais Topkapi…Devant tous les lieux dits « à voir », des queues longues comme à Disneyland. Je renonce et m’oriente vers un des ponts surplombant l’estuaire de la Corne d’Or.
Accoudés aux rambardes, des pêcheurs jouent du moulinet histoire de remonter leur quota de poiscaille qu’ils iront ensuite faire griller sur les stands de fast-food qui jonchent les abords du Bosphore. Des groupes accompagnés les fixent et les photographient, émerveillés.
Tout sépare touristes et locaux qui pourtant se mélangent harmonieusement. Chacun semble à sa place.
De mon côté, j’erre dans la ville comme un imam dans un sex-shop. Où que j’aille, je traîne la tenace sensation de me cogner aux quatre coins d’une carte postale. Même pas 24 heures écoulées depuis mon arrivée et déjà à me demander ce que je fous ici : parti pour fuir une emmerdeuse et voilà qu’à peine éloigné, elle me manque à crever.
Pris d’un violent gourdin rien qu’au souvenir de nos disputes toujours suivies de grandioses baises de retrouvailles, je trace jusqu’au plus proche arrêt de tram et embarque direction l’hôtel. Quelques minutes plus tard, à poil sur mon lit, nos  carcasses connectées via Skype, je m’astique furieusement le minaret sous ses yeux fourbes et satisfaits ; derrière les vitres de l’hôtel, le chant rond, capiteux, de l’appel à la prière émane des mégaphones et s’élève dans le ciel vaporeux. C’est Byzance.

Jour de marché

Fin de journée, du côté de la porte de Montreuil.
Arrivée la première, elle m’attend attablée à la terrasse miteuse du troquet juste en bas de chez elle. «Simple formalité» m’a t-elle certifié ; «ensuite, on monte.»
Je la rejoins d’un pas confiant, pressé d’en finir avec l’étape du sas social. À peine assis face à elle, le serveur fond sur moi et d’un hochement de tête valide mon demi commandé.
La table est riquiqui, le vin pas terrible et le cadre couleur locale : sur le trottoir d’en face un troupeau de grosses noires en boubou beugle et marchande une centrale vapeur déglinguée avec un vendeur ambulant. Un peu plus loin, sur un banc défoncé, trois vieux arabes ratatinés, coiffés d’un fez, semblent refaire le monde. Ou bien se contentent-ils d’évoquer celui d’hier. Tous semblent moins miséreux qu’heureux.
Le courant passe en continu tandis qu’on débat, théorise sur les sujets les plus divers.
La lune se pointe, les degrés filent, je propose qu’on termine chez elle.
- Ca collera pas. J’t’explique : le type rencontré avant toi est resté mon amant trois mois. Profil : directeur du Conforama de Tours et pas peu fier de l’annoncer. Une vraie gravure de mode, con comme une bite. Un carriériste à la petite semaine, un p’tit chef à grosse queue. Ca, j’aime. Celui d’encore avant, il a duré un peu aussi : un contrôleur SNCF ; il me vantait le prestige de l’uniforme. Lui non plus pas un prix Nobel mais alors, beau comme un dieu. Il me baisait dans les chiottes du TGV ou ceux de gares de province aux quatre coins du pays : Amiens, Carcassonne, Strasbourg, Guingamp…Stimulant sexuellement, reposant intellectuellement...
- ...Et puis dépaysant géographiquement.
- Bref, tout ça pour dire que toi, t’as la tête bien faite…
- Mais…
- …Mais justement. Trop à mon goût.  Tu sais, de par mon job de psy, je passe le plus clair de ma vie à fouiller les bas-fonds de matières grises rongées par le mal-être,  à barboter dans la mélasse existentielle de destins bousillés, viciés à la racine. Alors quand je me tape un mec, faut que ce soit récréatif. En gros : du cul, du vrai. Sans concession.» conclut-elle d’un ton sans appel, tout en sortant son portefeuille, le regard fixé sur la note.
Sitôt la monnaie rapportée, d’une bise courtoise elle me plante là ; dans la minute son cul merveilleusement cambré disparaît derrière la porte de son immeuble.
Resté à terminer mon verre dans un froid de gueux, j’observe les derniers marchands remballer leur camelote sous les yeux bienveillants des trois vieux maghrébins.
                                                                                                                                         

Histoire naturelle

- Claire, enchantée.
- Xavier, ravi.
- Photos sympas. Ça mord sur le site ?
- Pas vraiment…Rien d’étonnant tu me diras, quand on pêche à la dynamite…
- J’en déduis que t’as du feu sur toi…Tu viens m’allumer ma clope ? mon briquet m’a lâché.
Quand je sonne chez elle en pleine nuit, on en est là : dans un brouillard fantasmatique.
Lorsque la porte s’ouvre, la brume virtuelle se lève sur un décor de cabinet de curiosités : des bestioles empaillées partout. Aux murs et sur les mobiliers, toutes trônent dans des postures glaçantes.
- Et donc t’empailles…Une vocation ?
- Taxidermiste ? Clairement. Redonner un peu d’vie aux morts, j’aime ça. Et ce feu ? 
Elle est déjà penchée sur moi, une cigarette entre les doigts.
Je sors un paquet d’allumettes qu’heure après heure elle vide tandis qu’on bavarde et s’enivre sous les regards perçants de ses colocataires crevés. Elle me questionne sur mon vécu, je lui déroule par le menu ma vie sans attaches amoureuses, sans ambitions sentimentales.
- Au final, ça me plaît assez de t’avoir sur mon canapé : tu te fonds bien dans le décor.
- Ah ?
- Si t’y réfléchis deux minutes, t’es pas vraiment différent d’eux : d’aspect vivant, l’intérieur raide et refroidi.
Trop vanné pour une belle riposte et flairant le sermon qui fleure bon la bien-pensance de comptoir, je vais pour me lever, rentrer.
-. J’vais pas tarder ; j’suis mort.
- T’as les mots, toi. C’est maintenant que j’interviens. Suis-moi jusqu’à la chambre, j’ai une place toute trouvée pour toi.
On quitte la pièce un peu chancelants, matés par la faune inerte, enfumée.

Nausées matinales

Un après-midi de week-end, je traînaille à l’appart en excellente compagnie : un bon bouquin et du café. Soudain le téléphone qui sonne, une ex au bout du fil, la causette s’éternise.
- Passe, si t’as l’temps ; ma fille fête son anniversaire, elle s’amuse avec ses copines, on sera tranquille pour bavarder.
Je débarque dans l’heure, ça braille et court dans tous les sens, de la chambre au salon.
L’après-midi file tranquillement. En début de soirée les premiers parents se pointent pour récupérer leur bambin. Pas la tête aux présentations, je file dans la chambre de la petite, histoire d’attendre que tous se soient tirés.
Assis à finir un puzzle, j’entends des pas se rapprocher ; une métisse enceinte jusqu’aux dents me surplombe de toute sa rondeur.
- Bonjour…je cherche les toilettes…au fond à gauche, c’est ça…?
Le spectacle est divin : de belles mains fines posées sur son gros ventre, des yeux  d’un noir profond, luisants comme deux onyx, et ses loches caramélisées qui débordent de sa robe d’été.
- C’est ça...
Sitôt tout le monde barré, je pars à la pêche aux infos et questionne ma pote sans détour au sujet de la sublime baleine des îles.
Bilan : cocue à plus passer les portes et envie d’être désirée. J’insiste, en bonne copine elle cède, me file son numéro.
Déconcertée par ma démarche mais réceptive à mon envie, suite à une tripotée de textos la beauté ballonnée accepte un rendez-vous chez elle un matin en semaine.
Elle m’ouvre en petite robe de coton, son visage éclairé par un sourire radieux comme seules les mulâtresses savent en prodiguer. À peine assis sur le sofa je me retrouve à la téter tandis qu’elle me branle en haletant ; son bidon kingsize l’empêchant de descendre vers ma queue,  je me lève, me place face à sa bouche et commence à la biberonner. Alors qu’elle me suce copieusement et gémit sans retenue, elle s’arrête soudainement, commence à hoqueter, me repousse d’un coup sec. Elle va pour se ruer aux gogues mais s’écroule à mi-chemin et à quatre pattes vomit ses tripes sur le sol marbré du séjour.
Resté figé debout derrière elle avec la pine qui pique du nez, les bronches brusquement assaillies par l’odeur de gerbe fraîche, je dégueule à mon tour jusqu’à l’étourdissement.

Soirée 3 *

Un ciel gris plombe Paris, il flotte à verse. Sale temps pour fourrer le nez dehors mais j’ai l’estomac vide, le frigo aussi et la nana derrière l’écran me propose un dîner chez elle.  
Sur l’unique photo qu’elle a bien voulu m’envoyer, elle y apparaît de loin, un peu floue, un peu ronde.
Sur le trajet, je relis mentalement ses mots pixellisés : « Je te préviens, je suis plus tout à fait la même ; la photo date un peu.»
Quand elle m’ouvre la porte 40 minutes plus tard, mes yeux lui donnent raison : elle fait bien 30 kilos de plus. Je reste planté sur le paillasson tandis que mon esprit turbine, à savoir se tirer fissa ou passer le pas de porte. Gargouillis dans mon bide, le ventre a tranché, j'entre.
- Bah alors, t’arrives les mains vides ? 
- Oh merde…Va surtout pas croire que j’ai des oursins dans les poches...J'ai fait vite et du coup…
- J’ai tout ce qu’il faut, va…Installe-toi, c’est bientôt prêt.
On papote en même temps qu’elle termine la tambouille,  j’en profite pour reluquer sa carrosserie : le cul qui tombe façon pare-choc arrière qui traîne par terre, un pneu en guise de hanches.
- Ca sent rudement bon…T’es dans l’Michelin ?
- Dis pas d’bêtises. Tiens, rends-toi utile, débouche le vin.
Quand on entame le plat, j’ai déjà éclusé la moitié de la bouteille.
- T’as un sacré coup de coude, dis-moi. 
- Et c’est pareil pour le coup de fourchette, tu vas voir ! 
- Et le coup de rein ? 
Elle attaque. J’esquisse un sourire un peu niais et m’empresse d’avoir la bouche pleine histoire d’esquiver la question.
La bouffe est exquise, le Pinot Noir fruité comme il faut. Je mâche religieusement chaque bouchée jusqu’à la dernière puis m’étire, repus, un peu pété.
- Tu m’as régalé, là…Ça tiendrait qu’à moi, j’t’étoilerais sur-le-champ !  
Son assiette encore pleine, elle me fixe d’un regard vorace.
- Bah alors, t’as rien mangé toi ?
- Je me réserve pour le dessert. 
- Ah, c’est quoi ? 
Sitôt ma question posée, je la regrette déjà.
Elle s’agenouille dans la seconde, tourne ma chaise d’un coup sec, ses doigts boudinés fondent sur ma braguette.  A peine le temps de réagir, j’ai le jean sur les boots et la queue dans sa bouche. Moins d’une minute plus tard, je lâche tout sans prévenir.
- Hey mais ça va pas ? et moi alors ? aboie t-elle en s’essuyant la bouche dans la nappe.
- Ben…C’était pas ça le dessert ?
- Non ça c’était la mignardise avant le dessert ! Viens, on va dans ma chambre.
- Suis pas sûr de pouvoir assurer un deuxième service, tu sais…
- T’es pas près d’avoir une étoile dans mon guide, toi.
L’instant d’après, furax, elle m’appelle un taxi.

Confidences d’un con

Rendez-vous fixé dans une rue, la sienne, au fin fond du XXème.
On est au début du printemps et ça s’entend : les gens bavassent aux terrasses des cafés alentours, les riverains s’affairent sur leurs balcons ou bien se contentent de mater mollement les derniers passants de la journée. Planté comme un piquet, un melon dans une main, une bouteille de pinard dans l’autre, j’attends.
Je la vois arriver au loin : jupe d’une longueur monacale, chemisier assorti, brushée à la perfection, ongles soigneusement manucurés, deux véritables perles de culture aux oreilles.
Souriante, elle s’approche et m’invite à la suivre quelques numéros plus bas. Montée muette jusqu’au 5ème sans ascenseur, elle ouvre, on s’installe. Je débouche la bouteille de rouge tandis qu’elle se charge du melon, que d’un palpé de doigts vernis elle pressent mûr à point.
Derniers préparatifs, elle va jusqu’à sa chaîne hi-fi, histoire d’un peu d’ambiance sonore ; les premières notes d’un morceau de jazz éthiopien résonnent dans l’appart tandis qu’on trinque à cette soirée.
On parle peu, pour ne rien dire. Phrases courtes, voire bribes, un vrai poker verbal, et quand on relance c’est d’un mot. Le vin passe bien. Le melon, juteux à souhait, aussi. A chaque bouchée ingurgitée, elle gémit de plaisir pour ensuite glousser une excuse tout en battant des cils.
Le cd finit par stopper, nos blancs redoublent d’intensité. Jusque là face à moi de l’autre côté de la table, elle me rejoint sur le canap’.
A peine on s’emballe qu’elle me  prend par la main, direction sa chambre.
J’en apprends plus sur elle au bout de quelques minutes de prélim’ qu’en une heure de bavardage mou ; la suite est à l’avenant, riche de détails sur son vécu : «Si le curé de mon petit village Corse me voyait me faire défoncer pareillement…suis une fervente chrétienne tu sais »… «Ça me change de mon ex-mari, un mec qui dure au pieu ! T’arrêtes pas, surtout t’arrêtes pas»... «On m’a pas appris ça, tu sais, dans mon pensionnat pour jeunes filles…vas-y, baise, baise la pucelle que je suis restée jusqu’à mes 24 ans »… «Putain de nom de Dieu, que c’est bon ! Je devrais pas jurer comme ça, c'est pas bien, je le répète assez à mes gosses…»
A coups de reins, de langue, de doigts, elle me déballe ainsi sa vie une bonne partie de la nuit.
Vers les 3 heures on rend les armes ; chacun se rhabille sans un mot, tout juste deux-trois répliques fadasses échangées à mi-voix tandis que j’enfile mon blouson.
D’un sourire entendu je quitte l’appart de mon rencard aussi silencieusement que j’y suis entré, le goût fort de son con en bouche, ses confidences en tête.