Déjà-vu

Sur le départ pour un rencard en banlieue parisienne. Une virée bien partie pour ressembler aux précédentes. Un peu rasé par ma routine, j’hésite à annuler, finis par décoller. Il sera toujours temps de rebrousser chemin.
Sur le trajet, pris d’une fringale, je prends comme un signe du ciel une pancarte racoleuse siglée « BUFFALO GRILL – LA HALTE DES COWBOYS » et sors à la bretelle suivante.
Sitôt le cul sur la banquette en cuir couleur rouge sang, je préviens la fille par texto ; la chevauchée fantastique est reportée d’une petite heure.
Tandis que j’avise la carte, j’entends derrière moi la voix d’un serveur en action :
- …Et si vous avez très faim, je vous recommande le menu Shérif : un faux-filet au cœur très tendre servi avec sa pomme au four, garni de notre fameuse sauce. En dessert, l’authentique cheese-cake américain nappé de son coulis de framboise.
Le client passe commande du menu en question, le plus cher ; joli coup d’lasso du probable employé du mois.
Dans un coin du mauvais saloon, vissé au mur, un écran de télé réglé sur une chaine info continu. Un gus au costard impeccable rabâche d’une intonation grave les mêmes actualités : bidule a piqué dans la caisse, machin s’est fait la malle, trucmuche jure qu’il en savait rien.
Le serveur, coiffé d’un Stetson, s’approche.
- Vous avez choisi ?
- Je sais pas trop…Vous m’conseillez quoi ?
- Et bien si vous avez très faim, je vous recommande le menu Shérif : un faux-filet au cœur très tendre servi avec sa pomme au four, garni de notre fameuse sauce. En dessert, l’authentique cheese-cake américain nappé de son coulis de framboise.
Décidément, rien de neuf sous le soleil, même celui du far-west. J’acquiesce d’un air entendu.
- Vendu.
D’un sourire feint, le type gribouille ma commande, reprend la carte et décampe.
J’engloutis mon repas les yeux rivés sur les infos radotées toutes les dix minutes. Un peu plus tard, je quitte le parking désert rassasié et file rejoindre ma banlieusarde.

Conflit ordinaire

Un samedi soir sur la terre, comme dirait le poète. Rencard au cœur du 19ème, dans un bar, rue de Palestine ; pas banal pour un ashkénaze. Un poil superstitieux, tout en roulant vers ma bande de gazon je pressens un terrain miné.
Quand je l’aperçois au comptoir, je reprends des couleurs ; conforme aux photos envoyées, la fille tient toutes ses promesses : brune typée aux yeux verts, un nez aquilin mais en belle harmonie avec les traits de son visage.
À peine assis, nos verres remplis, ma bombe me mitraille de questions quant à mes envies conjugales. L’impression d’être un agent du Mossad aux mains du Hamas. Tentatives d’intimidation – « Pas marié à ton âge, tu l’vis comment ? », de soudoiement – « Je me donne totalement à un mec qui me prouve en valoir la peine », d’endoctrinement – « J’avais un ami comme toi, sa paternité l’a transformé »…Tout y passe. Mes réponses laconiques l’amusent.
- T’attends ton avocat ? Il viendra pas tu sais…
- J’ai bien compris que tout ce que je dirai pourra être et sera retenu contre moi…Pas vrai ?
- Pas faux. Allez, j’arrête la séance de torture.
Je me penche, vais pour l’emballer, elle recule d’un coup sec.
- Je suis déjà pas satisfaite de tes réponses à mes questions…Tu penses pouvoir faire mieux au lit ?
- C’est un tout autre territoire…
- …Déjà bien occupé. » m’assène t-elle tout en se levant, la note entre les doigts.
Planté sans sommation, je finis mon verre gorge nouée puis quitte le bistrot tête baissée.

La grande récré

Période de fêtes de fin d’année, un après-midi en semaine. Les gens bossent dur ou, au mieux, glandent devant la machine à café en causant démission, grève et augmentation. Pendant ce temps, j’arpente les allées d’un centre commercial, véritable verrue urbaine, le nez constamment harcelé par des effluves de viennoiseries et de parfums bon marché.
J’entre dans une boutique de jouets et m’empresse d’aller dégoter un cadeau destiné au môme d’une copine. En plus d’être le paradis des gosses, c’est le genre d’endroit idéal, avec les sorties d’écoles, pour rencontrer toute sorte de mères de famille. Tantôt connaisseuse, tantôt novice ; tantôt pressée, tantôt flâneuse ; mais toujours mal baisée.
Au rayon jeux de société, mon regard croise celui d’une petite brune frangée. Sourires de connivence devant les grosses boîtes bariolées, on sympathise. Je propose un café ; amusée, elle accepte.
Sitôt nos jouets payés et emballés, on se dirige vers le parking histoire d’aller ranger nos sacs. À peine l’ascenseur refermé, on se galoche comme deux ados pour ensuite rejoindre sa caisse. La banquette arrière trinque, les paquets aussi.
Le café sera pour une autre fois ; on s’échange noms et numéros et comme un père Noël lubrique, je file à moitié défroqué avec mes joujoux cabossés.
Les jours passent, les fêtes aussi. Pas de nouvelles. Je texte bonne maman, qui me répond dans la minute : "Les jouets avaient pris un sacré coup. Moi aussi. Merci pour la récréation, maintenant place aux résolutions."
Pareil à un gamin frustré, je vais pour rétorquer, râler, puis me ravise, efface texto et numéro.

Jour de fête

21 juin, la nuit tombée. C’est jour de fête de la musique. Dans les rues noires de monde, de notes, on joue et chante dans une belle ivresse musicale.
Façon renard qui, tard le soir, se risque aux abords de la ville et vient éventrer les poubelles en quête de restes à boulotter, je trottine jusqu’à mon rencard. Elle habite au pied de la butte où, ce soir plus que jamais, le pavé Montmartrois bat la mesure. Pas d’humeur à faire saigner mes tympans, je presse le pas et c’est plein de belles images à l’esprit que je compose le digicode. Je revois sa longue crinière sombre sur les photos du site et imagine un pubis noir jais aux proportions parfaites, pareil à un buis Versaillais taillé par Le Nôtre en personne. «Chacun sa fête » me dis-je en montant d’un pas aérien l’escalier en colimaçon.
Mais à peine m’ouvre t-elle sa porte, uniquement vêtue de talons, que la fête est gâchée. Visage grêlé par une acné tenace et pour poitrine deux figues desséchées qui pendouillent ; niveau minou c’est pas Byzance et encore moins Versailles ; la chose tient plutôt du dindon sous chimio que de l’arbuste fantasmé.
Me voyant figé, bras ballants, mon hôtesse m’invite à m’asseoir. Depuis ma chaise, je scrute la pièce, découvre un saxo posé dans un coin.
- T’en joues ?
- C’est mon métier…Tu m’as ram’né des clopes ?
- Ah, oui. Par contre elles sont restées dans ma selle.
L’occasion est trop belle.
- J’vais les chercher. J’reviens.
La nana n’est pas dupe. Son visage ravagé affiche un sourire résigné.
Arrivé à ma brèle, je zieute tous alentours : des groupes sans prétention qui jouent plus ou moins juste ; un public, amateur lui aussi, qui braille gaiement ; ils sont là pour l’ambiance et pas la performance.
Je prends les clopes et m’en retourne à mon rencard ; c’est d’un air surpris qu’elle m’accueille de nouveau. À présent habillée, elle sort une bouteille et deux verres. Tandis que je nous sers, elle tire sa première latte puis lance :
- T’as un morceau en tête que t’aimerais écouter ?
- « Let’s get lost », Chet Baker ? » dis-je en m’asseyant.
Elle hoche la tête, me tend sa clope, se saisit de son instrument et entame le divin morceau. C’est la fête quand même.