Chasseurs et proies

Curitiba, sud du Brésil. Comme chaque soir, les deux acolytes avec qui je bourlingue depuis maintenant presque quinze jours à travers l’Amérique du Sud m’entraînent dans un bar-boîte-bordel comme il en pullule dans la ville, le Toca Da Coruja.

Vanné par la journée passée à crapahuter ça et là, j’opte pour une bière au bar tandis que les deux zigotos partent en quête de garotas de programa, l’appellation locale des putes, avec qui prendre du bon temps pour une poignée de reales.
Tandis que je siffle ma Brahma, Sayuri, une beauté métissée Brésil-Japon, vient poser ses doigts sur mon bras comme une horde de piranhas viendrait bouloter mes mollets. Parfaitement trilingue, l’amazone m’explique en anglais qu’elle racole le touriste friqué pour financer ses études dans une école privée du coin et qu’à terme, elle veut monter sa PME.
- J’voudrais pas te faire perdre ton temps, j’suis bon à rien ce soir. Pas plus à sortir ma queue de mon jean que mes billets de mon larfeuille. Et si j’ai bien compris, c’est moins le social que le business qui t’intéresse…
- On peut déjà changer d’endroit…Ce cadre ne donne pas envie.
- Pas faux. On voit rien et on s’entend pas.
- Alors laisse-moi t’emmener dans un lieu dédié à la vue et à l’ouïe.
- Tu sais roucouler à l’oreille des pigeons, toi…
Le taxi nous dépose rua João Gava, devant l’entrée d’un parc. Flairant ma soudaine crispation, Sayuri me prend par la main et m’entraîne dans son sillage, vers une passerelle sur pilotis. À mi-chemin sur la structure, mon accompagnatrice se fige :
- Et voilà…L’Ópera de Arame.
Tandis qu’elle m’en fait l’historique, je contemple la construction : de forme circulaire, constituée d’innombrables tubes d’acier, elle m’évoque une cage renforcée.
- Arame, c’est le nom de l’architecte ?
- Du tout. C’est de son ossature métallique tubulaire que le monument tire son nom. Ópera de Arame se traduit littéralement par Opéra de Fil. Tout est bien silencieux ce soir. Apparemment, pas de représentation en cours. Je connais bien le gardien, il nous laissera jeter un œil à l’auditorium ; viens.
Quelques minutes plus tard, campé sur un des sièges de la grande salle j’éjacule à copieuses giclées entre les lèvres de Sayuri, les yeux levés vers l’immense toit aux allures de toile d’araignée.

À l'amiable

Paris, quartier du Triangle d’Or, il flotte à boire debout. Tandis que je dévale à brêle le pavé détrempé de l’avenue Georges V, une Mini Cooper couleur cuivre déboîte sans clignoter et me tamponne gaiement. C’est face à demi contre terre et bien sonné que je découvre mon bourreau : une brune aux traits sémites superbes et au regard d’un bleu givré.
Remis sur pattes et remonté comme un coucou, je l’insulte copieusement ; elle encaisse sans ciller, immobile sous son parapluie transparent siglé Courrèges.
- …J’ai passé la journée arrosée par cette pluie battante, je la termine noyée sous un torrent d’injures. Ils annoncent quel temps pour demain ? Plus sérieusement, je suis navrée.
- Bon ça va, rien d’cassé, c’est l’essentiel. Allons faire le constat au troquet du coin, les cafés s’ront pour vous.
- Avec plaisir !
Quelques minutes plus tard, attablé face à Johanna, je contemple ses doigts vernis noircir sa partie de la feuille. Son alliance scintille par à-coups.
- Beau bijou. Et moi qui comptais vous rappeler dans des circonstances plus légères…
- …Pour à votre tour provoquer un carambolage ? Quoique le carrosse en question est déjà bien accidenté…
- Ah ?
- C’est qu’on a du kilométrage….Mon mari et moi n’en sommes pas à notre premier constat…On les accumule, sans qu’aucune assurance ne vienne jamais payer les pots cassés…Alors on répare comme on peut, on rafistole de-ci de-là…
- Et à défaut d’un assureur conjugal, un amant, ça vous tente ?
- Une sortie de route….C’est la pleine responsabilité à coup sûr, ça. J’ai déjà donné avec vous à ce niveau, non ?
- J’connais pas un seul couple en rade où les torts n’sont pas partagés.
- Justement, au point où j’en suis, inutile d’aggraver mon cas, clôt-elle d’un sourire bienveillant.
Nos signatures apposées et nos tasses vidées, on se quitte d’une bise appuyée sur le trottoir luisant, glissant, de l’avenue Pierre 1er de Serbie.

Servitudes séculaires

Au Sénégal pour quelques jours, je profite d’une journée sans planning pour aller visiter Gorée, île tristement célèbre pour son ancien statut de centre concentrationnaire d’esclaves en partance pour l’Amérique.
Tandis que la chaloupe fend mollement l’eau de l’Atlantique, je fais connaissance avec la femme assise à mes côtés, une trentenaire d’origine malienne en pleine séance selfie. À la tête d’une filiale d’Axa à Bamako elle m’explique avoir peu de temps pour elle, encore moins pour ses ancêtres ; c’est sa première venue ici.
Sur le débarcadère de l’île, Aïssata poursuit son auto-mitraillage et s’amuse de mon air crispé.
- Ben oui, j’suis accro…
- Aliénée...
- Esclave, c’est dans mes gènes !
- J’osais pas la faire.
- Tu peux tout oser avec moi joli bwana ! » se marre-t-elle d’un sourire blanc neige.
Entamant l’excursion à deux, on arpente chaque recoin du lieu, pittoresque au possible : anciennes demeures coloniales à l’architecture majestueuse, maisons aux murs patinés bleu, jaune, ocre, ruelles sablonneuses, ombragées, abondamment fleuries de bougainvilliers, d’hibiscus…
- Quel cadre idyllique, le paradis sur terre !
- L’enfer sur mer, tu veux dire : on peut pas faire deux pas sans qu’on cherche à nous vendre une breloque ou bien nous faire raquer pour une quelconque visite guidée.
- Eh…Sois un peu respectueux, c’est leur seule source de revenus. Bon, on s’prend quelques selfies-souvenir ?
- Tiens, ça faisait longtemps.
Je profite d’une pose rapprochée pour tenter un roulage de pelle qu’Aïssata esquive d’emblée.
- No way, toubab. Y’a une chose qui changera jamais : blanc ou noir, les hommes seront toujours esclaves de leur queue, décrète-t-elle d’un ton dépité avant de se tirer presto.
De retour à l’embarcation en fin de journée, j’aperçois mon ancienne comparse adossée au bastingage. Lunettes noires vissées sur le nez, moulée dans sa petite robe jaune, elle poursuit sa session selfie. En arrière-plan, l’anse de Gorée se vide à petit feu de ses derniers touristes.

Or blanc et magie noire

Dakar en octobre, la saison des pluies. Depuis le bar extérieur du Radisson Blu Hôtel je fixe l’horizon bruineux de la Baie de Mermoz, cramponné à mon verre de Porto Tawny. Autour de moi, les trotteuses comme on les surnomme ici, s’affairent comme des mouches dorées autour d’un étron encore tiède. Portable en main et clope au bec, les techniciennes de l’eye contact épient mes moindres faits et gestes dans l’espoir d’une passe à dealer. 
La plus maline m’entreprend :
- Bonsoir. Vous connaissez les règles de ce jeu ? 
- Celles du plus vieux métier du monde ? Bah je suppose qu’elles sont les mêmes un peu partout sur la planète…
- Non…Je parle de ce jeu de cartes. J’aimerais apprendre…» répond-t-elle d’une voix caressante, son téléphone tendu vers moi.
- Ah, le solitaire.
- Quelle tristesse pour un nom de jeu…
- Il y a d’autres appellations : patience, réussite, ruée vers l'or...
- Je préfère ça. Vous m’apprenez ?
- Alors…Le but est de former 4 piles de cartes d’un même symbole classées dans l’ordre croissant : As, 2, 3, 4, etc. Chaque pile doit commencer par un As. Pour débuter la partie, tu dois d’abord répartir 28 car…
- C’est trop compliqué...Il y a un casino pas loin, au Terrou-Bi. On y va ? Je préfère les machines à sous.
Quelques minutes plus tard, sitôt entrés, Awa file droit vers l’une d’entre elles tandis que je recharge une carte à jouer.
Voodoo Magic, ma préférée ! 
Assis devant l’appareil aux teintes vert jungle, j’observe la jeune pute posée sur mes genoux insérer la carte créditée et appuyer sur la touche play. Les tours défilent sans que jamais sorcières enturbannées, coutelas sacrificiels et autres masques inquiétants ne s’alignent.
- Ça requiert aucune expérience ni habileté particulière, ton truc. De l’aléatoire pur. Et puis la carte est bientôt vide…
À l’ultime tentative trois poupées wanga déboulent à l’écran et viennent se planter côte à côte. Une mélopée électronique typée Afrique vient ponctuer l’heureux événement.
- Allons récupérer vos sous et fêter ça à votre hôtel : 60 000 francs CFA pour une heure d’expérience et d’habileté particulière. Et croyez-moi, rien ne sera laissé au hasard…
- 40 000.
- …À commencer par le tarif.
- Bon…Vendu.
On quitte l’établissement criard direction la file de taxis.