Aparté aérien

Pareil aux nombreux invités rassemblés par Manon à l’occasion des 40 ans surprise de son mec Antoine, coupe de champ’ à la main, j’attends l’arrivée, désormais imminente, du principal intéressé.
Son entrée célébrée, les bougies soufflées, le gâteau coupé-dégusté, je tape quelques brefs brins de causette avec des visages familiers. Le crâne rapidement saturé, je m’éclipse reprendre un peu d’air sur le balcon filant de l’appartement haussmannien.
Tandis que d’un œil gentiment voyeur je mate les intérieurs d’en face, Antoine vient prendre appui à mes côtés sur la rambarde en fer forgé.
- Ça y est, t’es rincé ? ricane-t-il en sifflant sa flûte.
- Hey, déjà j’suis venu…Tu sais qu’le papotage et moi, ça fait deux. Bon, Manon t’a gâté mon coquin.
- Ouais. J’sais pas pourquoi elle fait tout ça. Nous deux, c’est devenu un jeu de massacre au quotidien. Ça rime à rien de s’bécoter devant les copains alors qu’sitôt la porte fermée, c’est la guerre totale. On s’aime mais on n’y arrive plus.
- À quoi ?
- À s’le montrer. Tout est prétexte à s’étriper. Quand l’un est pour, l’autre est contre.
- Et inversement…
- Voilà. On est à bout. J’ai 40 berges sur mes papiers, j’en ai 80 dans ma tête. Faut qu’ça cesse. Tu f’rais quoi toi ?
- Arrête.
- Bah quoi ?
- Si tu m’racontes tout ça, c’est pas pour que j’te sorte des conseils minables, dignes d’un conseiller conjugal.
- Et pourquoi j’t’en parle, selon toi ?
- Pour évacuer. Toi et moi on sait bien qu’y a rien qui va changer.
- Et pourquoi pas ?
- J’ai beau être un puceau du couple, j’commence à connaître la chanson. Ça râle, ça gueule, mais à part quelques verres qui volent, bien souvent au final rien n’bouge. Seulement, c’est humain. Parfois faut bien décompresser, vider son sac. Reprendre son souffle. Pas vrai ?
- Pas faux. Bon, et toi, t’en es où ?
- Marre de cette vie de bâton d’chaise. D’être en mode arrosage automatique sur la première belle plante qui passe. D’enquiller les coups d’un soir sans jamais qu'l'amour voit l'jour. L’impression d’être un fonctionnaire du fion, un marathonien du coup d'reins. J’ai 38 berges sur mes papiers, j’en ai 80 dans mon slip. Faut qu’ça cesse. Tu f’rais quoi toi ?
Partant tous deux dans un rire franc, on retourne parmi les convives.

Bas instincts, hautes priorités

Un début d'après-midi en semaine, posé sur mon sofa, un verre de Sancerre à la main, j’attends Sarah, une escort occasionnelle bookée pour 1 heure.
Laconique dans ses sms lors de la prise de rendez-vous, elle me bombarde de messages avant son arrivée, me signifiant un retard toujours plus important.
Quand elle débarque enfin, il est quasiment 15h30. Prenant soin d’éviter de croiser mon regard, elle saisit mon enveloppe tendue, se dessape illico et me demande d’en faire autant. Une branlette ni fait ni à faire, une pipe torchée en deux coups de langue, elle se positionne en levrette, bien calée sur ses paumes.
Irrité par son empressement, je stoppe net les festivités.
- Hey, j’ai payé pour 1 heure de sexe, pas pour 10 minutes de quickie.
Sans quitter sa posture doggy style, elle éclate en bruyants sanglots.
Le nez mouché, les yeux séchés, elle m’explique alors son urgence : prévenue ce matin seulement du décès de son oncle et de l’enterrement ce jour-même, elle n’a pas voulu m’annuler, trop tentée par cette nouvelle rentrée d’oseille.
- J’ai déjà raté la messe de funérailles, j’aimerais arriver avant la fin de l’inhumation...
- Bah on pouvait reporter notre petite sauterie…Bon, il est enterré où, cet oncle ?
- Au cimetière intercommunal de Puiseux-Pontoise.
- Ah ouais, pas la porte à coté en plus…Bon, ça t’dit que j’t’accompagne en brêle ? ça ira plus vite qu’en métro ou en tacot ; à cette heure-là ça commence déjà à bouchonner.
Surprise, soulagée, elle accepte d’une moue fatiguée.
Quelques minutes plus tard je m’engage plein gaz sur le périph’, ceinturé par les mains crispées de Sarah.
Arrivés dans l’endroit funèbre aux alentours de 17h, on se hâte vers la tombe familiale. Déserte, abandonnée aux herbes folles, quelques gerbes posées ça et là témoignent d’un passage tout récent.
- Bon bah apparemment tout l’monde a déjà levé l’camp…J’suis désolé.
- On n’est pas très famille, chez nous. Il devait pas y’a avoir grand monde.
- Tu veux qu’j’te laisse te recueillir ?
- Un court instant si tu veux bien, oui, me murmure-t-elle en se signant.
En début de soirée, tous deux installés dans un coin d’un troquet local, Sarah se livre entre deux gorgées de vin rouge :
- Étrange, ces circonstances d’adieux. Dans mon entourage, il était le seul à savoir pour mon activité d’escort. Il jugeait pas, s’amusait même de mon sens des priorités : « le vénal avant la morale », comme il disait. Ça l’aurait bien fait marrer de me voir devant sa tombe, accompagnée d’un client…En tout cas, faut croire que toi aussi t’as le sens des priorités. J’apprécie ta bienveillance. Tiens, voilà ton fric. On rentre sur Paris et tu me baises à l’œil ; t’en dis quoi ?
Je me tourne aussi sec vers le zinc :
- La note s’il vous plaît !






Un bon moment

Plantée à la dernière minute par son capitaine d’industrie de mari, ma bonne copine Nada me propose de les rejoindre, elle et son fils, dans leur résidence secondaire grecque, sur l’île de Santorin.
Si la luxueuse villa du couple m’offre un confort hors-norme avec sa vue panoramique sur les îlots volcaniques de la caldeira, sa piscine en émaux de verre aux teintes blanc-bleu et son jacuzzi taille colosse surplombé d’une pergola bioclimatique…Leur môme de 8 ans, lui, me réserve un accueil spartiate.
Sans doute déçu, et quoi de plus normal, qu’un quasi-inconnu remplace son père au débotté, il ne m’épargne rien, du moins les premiers temps : caprices intempestifs, râleries non-stop, regards assassins et conneries en pagaille. Au fil des balades en bateaux, des excursions sur l’archipel, des apéros mezze-saganáki et autres sessions de wakeboard, Liam se détend progressivement, sans jamais baisser totalement sa garde.
Le dernier matin du séjour, je l’emmène pêcher aux aurores sur les rochers de la Baie d’Amoudi. Rare moment « entre hommes » des vacances, Nada étant constamment de la partie, le bambin m’offre un tout autre visage : celui d’un enfant de 8 ans, curieux de tout, sans filtre.
- Et pourquoi t’as pris la place de papa ?
- Ton papa a beaucoup d’travail. Crois-moi Liam, il aurait préféré passer tout c’temps avec toi. Seulement…Bah quand t’es grand, tu peux plus faire tout c’que tu veux.
- Mais toi tu peux, regarde, t’es venu au dernier moment.
- Moi, c’est différent…
- T’as pas d’amoureuse et d’enfant, m’a dit maman.
- C’est vrai.
- Ben du coup moi j’pensais qu’t’aimais pas les enfants. C’est pour ça qu’j’étais pas content. Pourquoi t’en as pas ?
- C’est compliqué…
- D’en avoir ?
- Ouais, d’en avoir. De vouloir en avoir. De s’dire qu’on veut pas en avoir. De s'dire qu'on va pas en avoir.
- J’comprends pas.
- C’est normal ça, tu comprendras plus tard…Et encore, c’est pas sûr. Bon, ça mordille ?
- Nan…Tu m’as dit qu’ça devait vibrer et tirer sur le fil, j’sens rien.
- Ça va v’nir…Et si ça vient pas, c’est pas grave. On passe un bon moment, nan ?
- Ouais, un bon moment.

Mauvais traitement, bon sentiment

C’est un vendredi soir de juin, au terminal 2F de Roissy, que je guette l’arrivée de Camilla, une chérie napolitaine venue passer le week-end à Paris. Tandis que les premiers passagers débarqués défilent sous mes yeux, je ressasse fiévreusement nos baises volcaniques dans son duplex de Vomero, le quartier huppé de Naples.
Elle se pointe finalement. Une étreinte prolongée et zou, on file prendre la route direction mon appart, ma queue pareille à celle d’un rat qui va aux pommes.
- Alors, tu m’emmènes où ce soir, bel ragazzo ?
- Ah, tu veux sortir…
- Certo che sì ! T’es fatigué ?
- Bah nan mais j’pensais qu’on aurait pu fêter nos retrouvailles façon sushis, sexe et Chianti….
- Hum, je suis pas certaine que ce soit une bonne idée. Emmène-moi plutôt boire des bières dans un endroit sympa…Et puis on verra bien.
Bougon mais beau joueur, j’acquiesce d’un gai « si signora ».
Son sac déposé et Camilla douchée-changée, on ressort rejoindre quelques-unes de mes connaissances dans un bar de la Butte-aux-Cailles.
Véritable aimant à baiseurs du fait de son minois de madone amalfitaine et de ses courbes de ritale fatale, Camilla se retrouve encerclée d’un essaim d’excités du zgeg à peine vingt minutes après notre arrivée.
À la fermeture du bar, sans nouvelles d’elle, je pars à sa recherche, en vain. Un des vautours à tête de nœud qui gravitait autour d’elle me renseigne enfin :
- J'l’ai vue partir y’a environ une heure avec Max, un habitué.
- Un habitué d’quoi ?
- Bah des lieux. Et du chopage sauvage. Mais t’fais pas d’bile pour ton amie, c’est un type chouette.
Vexé comme un pou sur le crâne d’un chauve, je rentre à l’appart en Uber, fin bourré.
Sitôt la porte poussée, mon regard embrumé s’arrête sur le sac de voyage de Camilla, resté ouvert. Une boîte couleur parme, illustrée d’une femme nue, attire mon attention. Fumasse à l’idée qu’elle ait songé à emporter un quelconque sextoy pour le séjour, j’examine l’objet plus avant : "TINIDAZOLE - trattamento per vaginosi. E 'indicato negli adulti nelle seguenti infezioni: trichomoniasis urogenitale, vaginiti aspecifiche". Un sourire de gamin joyeux emplit mon visage quand je découvre les deux plaquettes de comprimés enrobés dont l’une tout juste entamée. Grazie mille cara Camilla. Coraggio, Max : voir Naples et mourir.
La boîte reposée, mon amour-propre rasséréné, je plonge tête vers mon oreiller et m’endors sans difficulté.

Causerie suspensive

En quête d’un nouveau nid depuis plusieurs mois, j’enquillais les visites d’apparts sans jamais m’exalter pour l’un d’eux, aucun ne comblant mes attentes, ne parvenant à satisfaire mes exigences. Exigences qui, selon Laurence ma négociatrice immobilière, tenaient davantage du cahier des charges d’assemblage aéronautique que de la check-list d’usage de proprio en devenir.
D’abord d’une froideur hitchcockienne, Laurence, une blonde quadra’ au style bourgeoise banlieusarde, avait finit par se détendre au fil de nos rendez-vous infructueux. Elle s’amusait à présent de mon insatisfaction chronique et chaque visite s’achevait désormais d’un p’tit noir au café du coin.
Ainsi, un mardi fin d’après-midi, sur une des banquettes du Havane, un troquet d’une rue du 3ème, elle me pique entre deux gorgées :
- Vous et vos chimères foncières !
- J’préfère parler d’espérances esthétiques…
- Si vous voulez…Et dites-moi, c'est pareil avec les femmes, vous êtes dans le pinaillage perpétuel ? À votre âge, croire encore au coup de foudre relèverait plus de l’immaturité crasse que d’un charmant idéalisme.
Chauffé par sa verve sentencieuse, je l’atomise d’un scud scabreux :
- Détrompez-vous, à ce niveau j’suis plutôt coup d’foutre que coup d’foudre. Pas d’attentes particulières, plutôt du genre à faire le tour de la propriétaire au pas d’charge qu’à contempler l’état des lieux et inspecter les finitions…Et tant pis si les murs craquèlent ou la peinture s’écaille.
- Au pire un rapide coup d’pinceau, c’est ça ?
- Ou bien d’marteau-piqueur. À voir en fonction d’l’état des cloisons.
On termine nos tasses bouche cousue et quand on se sépare au métro, c’est d’une poignée de main hâtive.
Le lundi suivant, un dénommé Antoine me contacte par téléphone. Négociateur nouvellement recruté, maintenant en charge de mon dossier, il me propose la visite d’un "bien d'exception tout juste mis sur le marché qui pourrait bien m’intéresser".

Amitié littorale

Réveillé par la sonnerie du portable un samedi d’avril, c’est paupières de plomb et sourcils grognons que j’articule un « allo » pâteux.
À l’autre bout du fil, Yaëlle, une bonne amie, semble avoir les mêmes peines que moi à émettre le moindre son distinct. La voix obstruée d'abondants sanglots, elle m’explique le topo : une résa  effectuée pour elle et son mec Dan à l’hôtel du Golf de Deauville, un potentiel week-end de rêve qui vire au cauchemar conjugal : à quelques minutes du départ pour le 4 étoiles niché sur la côte normande, elle vient de quitter l’appart en trombe suite à l’interception d’échanges sextos entre son jules et une collègue de taf. Elle me propose d’être son +1. Je lâche un « banco » sans entrain. Peu après dans la matinée, je grimpe d’une jambe mollassonne dans son Nissan Juke rouge grenat.
Les premiers kilomètres passés à chouiner se muent rapidement en rires de concert et en joutes verbales teintées de railleries complices. Les deux cent bornes avalées, on se gare devant l’imposant bâtiment tout en colombages et boiseries.
Sitôt son sac jeté sur le lit kingsize, Yaëlle attaque le minibar, s’enfile une mignonette de Jack.
- Hey, mollo sur la bibine, il est même pas midi. J’ai vu qu’ils prêtaient des vélos…On pourrait pédaler jusqu’aux Planches, aller trinquer au Bar de la Mer puis manger un bout au Ciro’s. T’en dis quoi ?
- Vas-y…Le temps d’un p’tit somme et d’une douche, j’te rejoins…
Vers 13h, comme je taille une bavette avec l’écailler du restau de plage, mon téléphone tintinnabule. Un selfie de Yaëlle à poil, dans la douche à l’italienne. Le pommeau collé au pubis, seins savonneux, yeux vitreux imbibés d’alcool, langue toute sortie.
- Pour quelqu’un qu’les sextos révulsent…
- Faut soigner le mal par le mal. Tu m’trouves comment ?
- Bandante. Pathétique mais bandante.
- Tu rentres à la chambre ?
- Pas envie d’un plateau d’fruits d’mer ?
- Plutôt d’une baise sur un plateau.
- T’as trop bu.
- J’ai trop faim.
- Mouais. J’arrive.
De retour à l’hôtel, je toque trois coups à la porte de la suite luxe, ponctués d’un malicieux « service d’étage ». Sans réponse, je fais jouer la carte magnétique. Sur la console du salon, un billet vert accompagné d’un mot manuscrit de Yaëlle sur du papier en-tête d’hôtel : « Dan a aimé mon sexto. Je rentre. Le séjour est réglé. Pour les extras fais-toi plaisir, ils ont mon numéro de carte. Ci-joint de quoi te payer le retour. Profite et pardonne-moi. »
Un copieux room-service plus tard, c’est en peignoir blanc et mules éponge que je me dirige vers le spa.

Mauvaises habitudes

Assis seul à la terrasse du Franc-tireur, une brasserie du nord-ouest parisien, je profite d’un soleil printanier qui peine à faire son trou entre deux cumulus taille mammouth. Tout occupé à parcourir les colonnes d’un quotidien, l’iPhone de ma voisine de table vient m’extirper de ma lecture.
- Une alerte sonore familière…Ça mord sur Tinder ?
- À pleines dents ! » me répond-elle embarrassée mais souriante, en tripatouillant son portable.
L’entente s’installant rapidement, Emma m’explique alors son envie de rencontres classiques après des mois de rapports tarifés sur des sites d’escorting.
- Remplir son compte en banque c’est chouette, se vider de sa substance, ça l’est moins…L’adrénaline de l’enveloppe blanche garnie de billets verts-jaunes-mauves, ça va un temps. Besoin de désirer l’autre, de tout mon être. Envie de réciprocité sensuelle, d’une sentimentalité normale.
Tandis qu’on enchaîne les cafés en se narrant nos aventures 2.0, son téléphone claironne non-stop.
- Désolée, des clients un peu trop fidèles. Ma batterie va bientôt lâcher, faudrait que j’aille la recharger. J’t’offre un verre chez moi ? J’habite à deux pas, un studio riquiqui sous les toits mais paraît-il plutôt cosy.
Sitôt dans sa maison de poupée, Emma me chope à pleine bouche, les mimines tout affairées à me délester de mon jean.
- Envie de me sentir pleine. De ta langue, de tes doigts, de ta queue.
- Tant que c’est pas de mes pépètes…
C’est aux aurores, suite à une nuit d’intense culbute que je m’apprête à quitter la piaule exiguë.
- Tu restes pas ? C’est dimanche…On pourrait s’endormir ensemble pour mieux se réveiller l’un l’autre.
- J’préfère pioncer seul…Sale habitude que j’ai prise.
- Je comprends.
Après un bref passage aux gogs situés sur le palier, communs à tout l’étage, je salue Emma et me tire.
Sur le trajet du retour, alléché par l’odeur de viennoiseries tout juste sorties du fournil, je m’arrête à La mie dorée, ma boulangerie de quartier. À l’instant de passer en caisse, je découvre mon larfeuille vide, démuni du moindre billet. Au fond du compartiment pièces, un bout de papier griffonné coincé entre quelques malheureux cents : « Les vieilles habitudes ont la vie dure...☺».