Chassé-croisé

De retour du Sud de la France après quelques jours passés dans la villa grand luxe d’amis, je fais halte dans un restaurant d’autoroute.
Comme la serveuse me fait signe de la suivre, je zieute un visage familier.
- Farah…Ça fait un bail, dis donc…
- Et pourtant, on s’est reconnus d’un coup d’œil, c’est pas mal ça ! T’es seul ?
- Seul, oui.
- Et bien joins-toi à nous, on vient à peine de commander ! J’te présente Mylène et Mia, mes deux princesses. On est en route pour Avignon. Deux belles semaines en perspective, dans le mas de mes beaux-parents.
Les deux préadolescentes plongent le nez dans leur verre tandis que je m’installe près de l’une d’elles, sur la banquette.
Le repas se déroule gaiement, les filles nous criblant de questions quant à nos années étudiantes, nos conneries en tous genres commises, nos rapports d’alors.
Le dessert terminé, les deux sœurs en rade de 4G demandent à aller prendre l’air histoire de choper une ou deux barres de réseau supplémentaires.
Restés seuls, je questionne librement Farah :
- Et le père ?
- Une couille molle. Un handicapé de l’amour qui baise comme il se brosse les dents. Je reste pour mes deux poupées. Mes deux poumons. Sans elles, j’aurais déjà pris la tangente.
- En parlant de poumons…Les tiens défient la gravité avec toujours autant d’aplomb.
- Ah oui, tu trouves ? Ça fait plaisir, un compliment…Même si désolément trivial.
- Que dirais-tu de s’voir à ton retour sur Paris ?
- J’en dis que la rentrée me tarde.
- Parfait. Bon, j’vais régler à l’accueil, je vous invite toi et les filles.
Comme la serveuse me rend ma carte, je vois Farah sortir de table à pas comptés puis s’avancer lentement vers moi, la démarche claudicante.
- Bah oui, j’ai une patte folle. Conséquence d’un AVC postnatal. Bon, tu m’laisses ton numéro, je t’appelle une fois remontée ? Me demande-t-elle, portable en main.
Regard fuyant, voix bredouillante, j’énonce à peine les premiers chiffres que Farah me coupe d'un ton sec :
- J’te note plutôt l’mien.
Quelques minutes plus tard, installé derrière mon volant, le papier griffonné en main, j’observe Farah regagner sa voiture, Mylène et Mia à chaque bras.

La relique

Mon studio mis en location sur Airbnb à la mi-juin, j’accueille au début de l’été un couple de trentenaires néerlandais, Tom et Paullie.
D’entrée, on sympathise et sitôt la visite des lieux achevée et les clés remises aux bataves, on file tous les trois boire un verre.
Autour d’une bière fraîche, Paullie me déroule le programme du séjour : Tour Eiffel, Notre-Dame, Invalides, Sacré-Cœur…
- Les Catacombes, j’irai seule. Je veux pas rater ça et comme Tom est claustro’…
- J’aime pas trop la savoir seule dans la ville avec ce climat d’insécurité, mais bon…
- Bah perso, j’y ai jamais mis les pieds mais ça m’a toujours bien tenté. Du coup, si ça peut t’rassurer, et si ça dérange pas Paullie, j’me joindrais bien à elle.
- Aucun problème, enchaîne aussitôt le grand blond, j'préfère de loin la savoir avec le meilleur guide local à ses côtés !
Le jour de la visite, je retrouve donc Paullie à la station Denfert-Rochereau. Tandis qu’elle monte les marches de la bouche de métro, je la mate comme un affamé : débardeur blanc cintré, mini short en jean et Stan Smith ; la hollandaise m’échauffe le sang.
Arrivés sur place, on se trouve stoppés net par un barrage de police.
- Une alerte à la bombe. Ils sont en train d’évacuer le site. C’est râpé pour notre petite virée macabre.
- Du coup, tu proposes quoi ?
- Boire un verre chez moi, t’es partante ?
- Tirer un coup, quoi. Avec Tom qui m’attend sagement à l’appart’. C’est un peu glauque, tu crois pas ? Me rétorque Paullie, plus amusée qu'outrée.
- Pas pire que d’aller arpenter les allées souterraines d’un ossuaire municipal…
- Haha…Et pas de menace terroriste, c’est ça ?
- À part un attentat à la pudeur, en effet tu cours pas grand risque.
- T’es drôle et t’as du charme mais je vais décliner ton offre…Allons plutôt au Père-Lachaise, c’est sur ma to-do list.
- Décidément, t’es en mode memento mori...
- T’aurais préféré carpe diem, je sais. Mais c’est vrai, j’aime tout ce qui a trait aux restes, aux vestiges…
On passe le reste de l’après-midi à sillonner les allées pavées du cimetière mythique, croisant touristes de tous pays équipés de perches à selfie et autres volatiles sinistres.
La semaine suivante, tandis que je donne un coup de propre dans le studio en vue d’accueillir les prochains occupants, je tombe sur un string en dentelle au fond d’un tiroir de rangement. Glissé dans le tissu en fil de soie, un petit mot manuscrit : " Merci pour cet après-midi « mortel ». En espérant te donner goût aux belles reliques. P. "

Transit tanzanien

En escale à Dar es Salaam, j’achève la lecture d’un bouquin dans le hall principal de l’aéroport Julius Nyerere International en attendant l’appel des passagers, désormais imminent.
- "Le nègre du Narcisse"…Drôle de titre, m’interpelle ma voisine de gauche, une métisse aux tresses jusqu’aux fesses. Ça parle de quoi ?
- C’est un huis clos marin. Une traversée Bombay-Londres qui vire à la lutte contre les éléments autant qu'à la lutte intestine. Un conte moral sur la nature humaine, sur fond de forces de la nature. Vents mauvais, mer déchaînée, mutinerie, manigances…Une vraie tragédie maritime. Et sans escales, s’il vous plaît. Je le termine tout juste. Superbe !
- Conté comme ça, ça donne envie…Mais je trouve le titre raciste.
- Si vous l’dites. Habituée des aéroports ?
- Plutôt oui. Je suis directrice de l’Alliance française d’Arusha, toujours entre deux avions.
- Une diplomate…
- Voilà. Et vous, vous voyagez ?
- Énormément ; et v’là mon principal moyen d’transport, dis-je en brandissant le livre.
- Ah, mais ça c’est autre chose…Je vous parle de parcourir le monde. D’oublier un temps ses repères, s’ouvrir à d’autres cultures, découvrir d’autres modes de vie…
- Alors vous allez être déçue, j’suis pas du genre à arpenter la planète en backpack et rangers…
- Un doux rêveur, quoi.
- Au contraire, je m’évade pas si aisément…J’ai besoin d’une bonne histoire, et elles ne sont pas si fréquentes. Ça peut vous emmener loin, très loin, une bonne histoire.
- Encore faut-il qu’elle soit bien racontée. Avec les bons mots. Et quand l’auteur emploie le terme « nègre », moi ça me donne pas envie.
- Décidément, ça vous travaille….L’œuvre date de 1913. Lire ce bouquin, c’est aussi voyager dans le passé, une époque où ce substantif n’avait pas la connotation péjorative qu’on lui connaît aujourd’hui. Vous parliez d’oublier ses repères…On y est.
Notre échange est interrompu par la voix off d’une hôtesse nous invitant à embarquer.
- J’file aux toilettes avant d’remonter dans l’avion, vous gardez un œil sur mon sac ?
La grande métisse acquiesce d’un signe de tête, le regard dans le vague.
À mon retour des gogs, je trouve mon sac sans surveillance ; la diplomate a disparu, avec elle "Le nègre du Narcisse".

La Blouse Rose

Admis en plein milieu de nuit aux urgences de Bichat pour un problème de tuyauterie, bientôt je me retrouve sondé, un cathéter au bout du bout et une poche scratchée à la cuisse.
Sorti du box d'intervention sur un brancard, on me colle dans un coin du hall en attendant les résultats des prises de sang et autres examens de routine.
Sonné par la pose de la sonde, je sommeille autant que possible, sans cesse sorti de ma torpeur par les internes gueulards, les néons blafards et les sonneries en tous genres.
Dans mon champ de vision brumeux, je distingue une forme frêle, tassée, se rapprocher à petits pas.
- Un peu de compagnie, monsieur ?
- Il est bien trois heures du matin, j’dois être en train de rêver. Ou plutôt d’halluciner.
- Mais pas du tout, rassurez-vous, s’esclaffe-t-elle d’une voix chevrotante. Je me prénomme Iris, Blouse Rose bénévole. À vos côtés pour vous soutenir. Vous changer les idées. Vous arracher à votre mal et vous redonner le sourire. Vous écouter.
- Même à cette heure tard-…
- Insomniaque de longue date, mon ami. Depuis le décès de Georges, mon époux, il y a maintenant vingt-trois ans. Alors à toute heure, je suis là. Là pour aider les autres. Donc dites-moi tout, jeune homme : que vous arrive-t-il ?
- Complications d’une prostatite. Rétention aigüe d’urine. Ils ont dû me poser une son-….
- Oh, j’ai connu ça ! Enfin, mon mari…Dans ses dernières semaines, il l’avait en permanence, à domicile. Tumeur de la vessie. Ça a débuté par du sang dans ses urines. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous sortions d’une pièce en cinq actes, jouée au théâtre Edouard VII. Georges me propose alors d’aller dîner au Café de la Paix, un peu plus loin vers Opéra, vous voyez ?
- Bah bien sûr, qui ne connaît pas le Caf-….
- Soudain Georges accélère le pas, pris d’une envie pressante. Sitôt entrés dans l’établissement, il file se soulager tandis qu’un serveur - un grand maigrichon moustachu, je m’en rappelle encore -, me place. Quand mon pauvre amour me rejoint, il est raide comme un piquet, pâle comme un linge. Je vous le donne en mille.
- Il avait du sa-…
- Il pissait rouge, oui. Enfin lie-de-vin, comme il disait, mon Georges…Même dans ces moments-là, il restait dandy, délicat. L’élégance faite homme. Bref, après tout est allé très vite. Mon premier amour. Mon seul amour. On s’est connus à 17 ans, pensez-vous ! 37 années d’un grand bonheur, qui brutalement s’est terminé.
Abruti par son débit fleuve, je puise dans mes dernières ressources pour émettre une ultime réplique :
- Et si vous m’racontiez comment tout a commencé…
- Ma foi, avec joie, jeune homme.
Quelques secondes écoulées, c’est au son du doux babil de la Blouse Rose que je sombre enfin dans le noir.

Petits arrangements entre soi

Mon appart’ prêté à Eric le temps d’un 5 à 7 avec son amante Olivia, j’attends dans un troquet du coin un texto-feu vert de sa part pour regagner ma piaule.
Après réception du message, je rentre, toque à ma propre porte ; la mine morne et l’air éreinté, Eric m’ouvre :
- T’es un vrai pote.
- Bah y’a pas d’quoi…
- C’est vraiment temporaire, tu sais. Le temps que j’trouve une garçonnière. Elle veut plus aller à l’hôtel. Bref…Les verres sont lavés, les draps changés, les présos jetés, termine-t-il d’une voix traînante.
- Et toi tu m'as l'air rincé, mon coco.
- Disons que tout c’cirque commence à m’user.
- Bah arrête avec elle, alors. Ou bien divorce.
- C’est pas Olivia. Ni Caro. C’est moi. J’sais plus où j’en suis, qui je suis. Un coup amant fidèle, un coup mari modèle…Surtout un connard fini, ouais.
- Sois pas trop dur envers toi-même, vieux. T’es comme tout l’monde, tu fais comme tu peux.
- J’préfèrerais faire comme je veux.
- C’est pas déjà l’cas ?
- J’voudrais pas avoir à mentir.
- Y’a que les enfants qui mentent pas. Et encore, passé 6 ans, c’est terminé. Après, on s’arrange avec la vérité, on s’octroie quelques libertés.
- C’est bien l’problème, ça m’réussit pas d’être libre.
- C’est vrai, t’es pas câblé comme ça.
- Marié tôt, jeune papa, dans la même boîte depuis plus d’quinze ans. J’ai besoin d’avoir mes repères, mes piliers. J'sais pas comment tu fais pour être seul...
- …Même dans ta double vie, t'es stable. Ça fait bien deux ans avec Olivia, nan ?
- Bientôt trois…
- Et bé. Si ça peut t’rassurer, moi j’appelle pas ça être libre.
- Ah ?
- Ouais, plutôt un gros fil à la patte.
- Dit comme ça...Moi j'trouve ça tellement rassurant.
- Grand malade. T’as l’temps d’trinquer autour d’une bière ?
- Caro m’attend pour 20h, on dîne chez ses parents. Tu sais, j’crois que j’l’aime.
- Caro ?
- Olivia.
- Et Caro ?
- Évidemment que j’l’aime, Caro.
- Ah.
- Allez, j’file. Encore merci, hein. On s’appelle.
- Ça marche. Et oublie pas d’t’aimer un peu, toi aussi.
La porte d’ascenseur se referme sur mes derniers mots prononcés.

Plongée de nuit

Hurghada, station balnéaire égyptienne située au bord de la mer Rouge et site incontournable pour tout grand cinglé de plongée. Parti pour une dizaine de jours avec un club d’habitués, des couples en grande majorité, ceux-ci m’intègrent aussi vite que généreusement dans leur petite communauté.
Tortues vertes, poissons-perroquet, murènes, balistes, barracudas, raies pastenagues à taches bleues…Au fil des descentes quotidiennes, la faune sous-marine s’offre à moi dans un incessant ballet, multicolore et silencieux.
Un soir, le dîner de groupe expédié, tous vont regagner leurs pénates à l’exception d’Aurore et moi, partants pour une petite virée. Son mari, trop exténué pour bougonner, nous laisse filer sans un regard.
Accoudés au zinc d’un bar à touristes de la Hurghada Marina, je la questionne sur son goût pour la plongée. Après un temps de réflexion, la brune aux yeux lagon se lance :
- En deux mots : solitude et sérénité. Allez, trois : silence. Je suis pas du genre grande bavarde, expansive. Par contre une affective, ça oui. Sous l’eau, j’évolue au calme. Seule mais entourée. Bref, une passion qui me résume bien.
- Et avec Thomas, ça fait longtemps ?
- Seize ans le mois prochain.
- Ah ouais quand même…
- On s’est connus à Zanzibar, sur l’atoll de Pemba. Manta Point est un des plus beaux spots de plongée. Un mordu, lui aussi.
- Et ça dure…
- Disons qu’on s’est bien trouvés. Quand t’y réfléchis, tu peux corréler couple et plongée : tout se joue dans les gestes, les silences, les regards…
- …Et puis cette propension à savoir garder la bonne distance. S’approcher, mais pas trop.
- Là, tu touches du doigt un gros écueil : Thomas ne m’approche plus du tout.
- Tu dois pas être assez « étoile de mer » à son goût…
- Je te confirme que j’ai rien d’un échinoderme.
De retour à l’hôtel, j’entraîne Aurore dans ma chambre et, à sa demande expresse, la baise debout contre la porte.
Le zizi-panpan achevé, elle se débarbouille à la hâte face au miroir de la salle d’eau.
- C’est ça qu’tu voulais ? Que j’te prenne comme un soudard en permission ?
Sans réponse de sa part, j’enchaîne tout en remontant mon froc :
- Ça t’a plu au moins ? J’sais même pas si t’as joui. Perso, j’ai pris mon pi-…
D’un index posé sur ses lèvres ponctué d’un air gentiment las, elle me réduit au silence avant de filer comme une ombre.

La meilleure place

Un soir d’été, je sors de chez un couple d’amis installé dans le 14ème. Comme je remonte à pattes la rue des Thermopyles, j’arrive à hauteur d’une vieille dame chargée d’un imposant carton. Voyant ses maigres bras fripés peu à peu lâcher prise, je m’approche et lui viens en aide.
- J’vous pose ça où, madame ?
- Vous êtes bien aimable, monsieur. Et bien ici, avec les autres encombrants.
À quelques mètres de nous, au pied d’un mur recouvert d’abondantes glycines, je découvre une pile de trésors : un samovar en cuivre argenté orné de superbes motifs "grappes de raisin" et "feuilles de vigne" ; une boîte à musique Khokhloma au couvercle laqué, la Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux de Moscou peinte dessus ; un tapis Kazak aux couleurs éclatantes, tout en formes géométriques ; des caisses pleines de disques 33 et 78 tours des plus grands compositeurs russes : Glinka, Chostakovich, Liadov, Taneïev, Scriabine, Medtner…
- Vous allez pas balancer ça ?!
- Et pourquoi pas…C’était à mon défunt mari. Et avant lui à ses aïeux.
- Il était russe ?
- Pure souche. De Nijni Novgorod.
Constatant mon air embêté, elle pose sa main tâchée sur moi :
- Ce sont juste de vieux objets.
- Peut-être mais ça m’fait mal au cœur. Les voir finir aux encombrants…
- Et pourtant, si vous saviez comme ils m’encombrent ; le cœur, la mémoire, l’esprit. Il y a de quoi devenir folle, de vivre avec pareils souvenirs. Je préfère m’en débarrasser. Et si ça peut faire le bonheur de quelqu’un…Le vôtre, par exemple ?
- Bah pour sûr que ça m’intéresse…Mais bon, chez moi c’est pas la place Rouge, j’sais pas où j’vais caser tout ça. De plus, c’est pas vraiment raccord avec ma déco du moment. Et puis pour transporter c’barda...
Mes derniers propos sont couverts par un violent crissement de pneus. Une Renault Clio cabossée pile devant nous, deux tourtereaux homos genre bobo rétro en surgissent.
- On peut ? demande le plus costaud.
Prenant acte de mon silence, la dame aux cheveux blancs répond :
- Mais servez-vous, messieurs.
Sans un mot, on les observe charger toutes les pépites venues de l’Est dans le coffre et sur la banquette. La bagnole chargée à ras bords, ils repartent à toute blinde et bifurquent au premier coin de rue.
- Voilà, c’est fini…
- Allons, ne faites donc pas cette tête. C’est pour le mieux : ils n’avaient plus leur place chez moi, ils n’avaient pas leur place chez vous.
- De la place, j’aurais pu en faire…
- Vous aurez bien le temps plus tard, va. Écoutez, en haut il doit me rester son bel étui à cigarettes, avec briquet intégré. Recouvert de cuir noir, avec dessus les armoiries du KGB, gravées en cyrillique et en relief. Je vous en raconterai l’histoire…Il a bourlingué, ce bidule. Ça vous dit ?
- Et comment !
L’instant d’après, j’emboîte le pas à la vieillarde.

Fin de contrat

Dernier jour à l’agence. Dernières heures passées à occuper ces lieux, arpenter ces couloirs, croiser ces visages familiers, hostiles et amicaux, sentir ces présences quotidiennes, stimulantes et pesantes.
Mes dossiers bouclés et transmis, mon bureau ordonné, mes tiroirs vidés, je prends la direction « des canaps », point névralgique situé dans le hall de l’agence : on y bosse, on y bouffe, on y pionce, on y gueule, on y chiale, on y rit. Et on y fait ses adieux.
Cerclé d’une petite assemblée, un gobelet en plastoc en main, j’évoque une flopée de souvenirs : de gênants à géniaux, d’aigres-doux à tragi-comiques, d’ordinaires à inoubliables.
Mes cadeaux déballés - beaux bouquins, bons d’achat, disques vinyles et autres babioles en clin d’oeil -, j'enchaîne les tête-à-tête avec chacun, évoquant passé, présent et futur.
Quand vient le tour de Noémie, une brune à lunettes Pantos du service commercial avec qui j’avais pris la grisante habitude d’aller folâtrer aux chiottes femme du dernier étage, l’échange verbal tourne court :
- On s’offre une dernière fois là-haut ?
- Je suis pas certaine que ce soit une riche idée…
- Avoir des idées, c’est mon job. Et la meilleure dont j’ai pu accoucher ici, c’est bien nos pauses baise journalières.
- Tu sais, pour moi t’es déjà parti.
- Bah nan, la preuve, j’suis là, d’vant toi. Ce s’rait pas plutôt ton désir qui aurait pris la clé des champs ?
- Disons qu’il n’a plus d’raison d’être. Ce qui toi te galvanisait, c’était le côté clandestin…Et moi le côté quotidien…C’est gourde une femme, hein. Là, de savoir qu’on s’reverra plus, ça m’rend plus morose que mouillée.
- Rien n’nous empêche de remettre ça. Chez toi, chez moi, voire à l’hôtel…
- …Une fois tous les trente-six du mois. On n’avait pas signé pour ça, conclut-elle d'un haussement d'épaules tout en faisant claquer sa langue.
Après les dernières embrassades, je quitte l’endroit, zieute mon portable avant de monter sur ma brêle. Sur What’sApp, j’ouvre un message de Noémie : un selfie sexy d’elle seins nus, dans notre repaire sanitaire, assorti d’une légende maline :  "petite indemnité d'départ…".