Principes de précaution

Un vendredi soir à l’agence, il est quasiment 19h. La sonnerie de mon téléphone résonne dans l’open space désert.
- Ouais Xav’, c’est Morgane. Navrée de revenir vers toi si tard, j’ai enchaîné briefs et réus. Bon, j'vais pas tourner autour du pot : j’viens d’avoir le feedback du juridique concernant la campagne Lotus-Just 1. Ton accroche est top mais pas viable. Si épais qu’1 seule feuille suffit, c’est trop touchy.
- En quoi ?
- Surprometteur.
- La blague… Tu sors d’un focus group en mode pause caca où, après test, ils s’en sont tous collés plein les doigts, pour me sortir pareille connerie ?
- Je plaisante pas coco. Et va falloir te creuser la tête ce week-end ; je revois le client lundi, fin de matinée. Hésite pas à me faire un mail demain, sinon dim-…
Furax, je lui raccroche au pif.
C’est remonté contre ces pétochards de juristes que je quitte les locaux et rejoins Marion au Chat Blanc, un bar-resto chicos de l’ouest parisien.
Nos assiettes débarrassées, j’interroge Marion :
- Tu prends un dessert ?
- Pour mon dessert, c’est toi qui va me prendre. Je vais payer au bar ; va aux toilettes, je t’y rejoins.
- Hommes ou femmes ?
- Hommes. On risque moins d’indignation si je laisse échapper un cri.
À peine m’a t-elle retrouvé qu’elle me colle sa langue dans la bouche tandis que ses doigts s’en prennent aux boutons de mon jean.
- T’as de quoi t’protéger j’espère, m’assène Marion dans un souffle.
- Bah quand j’vais au resto, j’emporte ma carte bleue, du cash. Pas des capotes…
- T’es chiant. Tu croyais quoi, que j’allais te laisser venir en moi comme ça ? Et puis c’est vraiment pas le bon moment, je suis en pleine ovulation.
- Promis, je ferai gaffe.
- Quand même, c’est touchy. Une seule goutte suffit.
- Ça sonne comme une accroche, ton truc. Et crois-moi, rien de plus trompeur qu’un slogan, parole de pubard. Une seule goutte peut suffire, à la rigueur… Et encore.
Se mordant la lèvre inférieure, tenaillée par l’envie, Marion pèse le pour, le contre, tout en masturbant ma queue raide à présent libérée du jean.
- T’aurais fait un bon commercial, monsieur le créatif. Allez, viens. Mais dès qu’tu sens qu’ça monte, TU SORS, m’ordonne-t-elle en se retournant, relevant sa jupe et baissant sa petite culotte.
C’est le gland dressé vers le ciel et le sourire aux lèvres que je m’enfonce en Marion, une pensée bénie pour Morgane et ses atermoiements légaux.

K.O. technique

Son abonnement Orange squeezé pour cause d’impayé, mon pote Marc, un grand gaillard carrure poids lourd, demande à venir squatter ma bande passante le temps d’un entretien d’embauche via Skype. Ce mardi fin de matinée, il débarque donc, ses cheveux frisés mal peignés, engoncé dans un costard acheté il y a pas mal d’années, désormais trop juste d’au moins deux tailles.
Avant l’entrevue digitale, je lui fais couler un déca.
- Alors, tu le sens comment, cette fois-ci ?
- Bah, on verra… J’ai préparé mon p’tit speech. Ils cherchent un négociant en matières premières pour la zone subsaharienne. J’suis fait pour ce taf.
- T’as bandé ton arc, affuté tes flèches les plus redoutables ?
- Haha, j’suis plutôt en mode Rocky, prêt à leur décocher mon fameux uppercut, rigole Marc, imitant l’acteur-boxeur culte, avant de, comme un mauvais présage, renverser quelques gouttes de café sur sa cravate d’un vert douteux.
Sa tasse vidée, il part s’isoler dans ma chambre, son antique MacBook Pro en main.
Quelques minutes plus tard, la sonnerie d’appel retentit de l’autre côté du mur.
Je l’entends vaguement s’exprimer, débiter son laïus d’usage comme un gérant de pompes funèbres annoncerait ses prestations et tarifs à toute une famille endeuillée.
Quand ils en viennent à parler paie, le ton monte précipitamment pour se conclure par une flopée d’insultes éructées de la bouche de Marc. De l’autre côté de l’écran, le type semble rester sans voix, avant de couper court à l’échange vidéo comme en témoigne un ultime son.
Un bon quart d’heure écoulé, sans nouvelles, je toque, questionne mon pote :
- Ça va là d’dans ? Ça dure dis-moi… Vous vous faites une sexcam ou quoi ?
Sans réponse, j’entrouvre un brin la porte, pour découvrir la carcasse 2XL de Marc étendue sur ma couette, assoupie, ses chaussures au pied du sommier. Encore ouvert sur mon bureau, le laptop à l’écran sévèrement fissuré, constellé de taches, tel un vainqueur au onzième round, propage son rayonnement pâlot.

De quoi vivre un peu

Antigone. Elle n’avait pas choisi son pseudo par hasard ou faute d’inspiration trouvée sur le moment. Chiara était de ces êtres bien nés, trop bien nés, à qui la vie s’obstine à refuser toute peine, toute larme, toute tragédie.
Son arrivée sur Terre avait annoncé la couleur : sitôt abandonnée par sa mère biologique devant les portes d’un orphelinat turinois, sitôt adoptée par une famille d’accueil française chez qui elle ne manquerait de rien, pas plus d’amour que de moyens.
S’en était suivi un parcours sans accroc, tant sentimentalement que professionnellement : mariée à son premier amour, deux gamins rayonnants, à la tête d’un fond de placement spécialisé dans l’investissement sur des segments financiers à hauts risques.
Et plus elle risquait gros, plus Chiara s’exaltait. Parallèlement, ces mises en danger la frustraient : pareille à celle à qui on aurait promis la vie éternelle, elle se désespérait de cette invulnérabilité qui semblait la toucher, l’envelopper, la couper de cette précarité qui nous fait parfois voir la vie moins douce mais plus belle, plus précieuse.
D’où l’inscription d’Antigone sur VIP-APHRODITE, un site d’escorts haut de gamme pour hommes pressés et baiseurs fortunés. Une double vie, et tout ce que cela comporte de turbulences, débutait pour elle : des traces à couvrir, des précautions à prendre, des gestes à maîtriser, un rôle à endosser.
Elle louait un deux-pièces haussmannien dans l’ouest de Paris, pas loin de ses bureaux. Quand l’envie la prenait, elle consultait sa messagerie sur sa ligne privée et fixait rendez-vous au premier client disponible. N’ayant de comptes à rendre qu’à elle-même, lunettes noires sur le nez elle s’évaporait alors le temps de quelques heures, de quelques billets récoltés qu’elle exigeait glissés dans une enveloppe déjà timbrée.
À moi comme aux autres clients, d’un ton théâtral, d’un air grave, elle réclamait toujours la plus grande discrétion en arrivant sur place et en quittant les lieux.
La passe terminée, elle retournait bosser, non sans avoir posté l’enveloppe à la boîte aux lettres du coin, adressée à une fondation quelconque, un service d’accueil ou une association publique.
Le soir, elle attendait la nuit tombée pour quitter l’entreprise. Rentrant chez elle à pied, c’est toujours sur ses gardes qu’elle parcourait les rues quasi désertes, un œil avide par-dessus son épaule, en quête effrénée d’un client mal comblé, d’un admirateur forcené, d’un détective privé. De quoi vivre un peu.

Entente hors limites

Le type m’attendait en bas de chez moi. Un costume sûrement hors de prix, une raie blonde impeccable, un regard gris comme un ciel d’hiver.
Depuis quand ? Une heure, deux, trois ? Sa femme en jeu, il aurait pu m’attendre toute une vie. Il voulait savoir. Depuis quand, comment, où, pourquoi.
J’ai proposé un café quelque part dans le quartier, il a demandé à monter. Voir faisait partie de ses plans.
Une fois la porte refermée, façon flic en service, sans toucher à quoi que ce soit il a tout inspecté : les bouquins, les 33 tours, les rideaux, les tableaux, les meubles et autres objets disposés…
- Alors c’est ici. C’est là que vous baisez ma femme.
- … Entre autres.
- Parce que vous allez aussi à l’hôtel ? Elle ne m’en a rien dit.
- Nan… C’est juste qu’on fait d’autres choses… Et que réduire ça à du cul… Bref, votre femme n’est pas une salope et je ne suis pas votre ennemi.
- Alors quoi ? On démarre un ménage à trois ? On l’annonce en chœur aux enfants ?
- Écoutez… De mon côté, tout ce que je peux faire, c’est disparaître.
- Pour mieux réapparaître dans ses rêves et fantasmes. Vous le savez aussi bien que moi, la priver de vous pour toujours, c’est la perdre à jamais.
- On est d’accord. Comme tout bon sevrage, il faut que la démarche vienne d’elle.
- Je crois que c’est ça le plus dur. J’aurai beau sortir le grand jeu, la surprendre jour après jour, la couvrir d’amour, d’attentions…
- Ce que vous faites déjà…
- Elle vous l’a dit ?
- Vous la comblez, c’est un fait.
- Alors pourquoi vous fréquenter ? Vous ou un autre, d’ailleurs… Où est le problème ?
- Je vois plus la chose en termes de limites.
- Je vous écoute.
- Ponctuellement, elle a peut-être d’autres envies, d’autres besoins.
- Du genre ?
- S’échapper, sortir du cadre conjugal… Outrepasser certaines limites. Vous êtes son roc, son phare... Mais vous personnifiez ces mêmes limites. Et moi, ou comme vous dites, un autre, sans doute un peu ces petits excès qui la grisent.
- À vous entendre, c’est sans issue.
- En tout cas, pas sans enjeux : votre mariage, vos deux enfants, sa stabilité affective. Elle sait tout ça. Elle prendra la bonne décision.
- Et vous ? Saurez-vous vous en contenter ?
- Bah moi, j’veux surtout pas d’complications. On parlait de limites… Le mari qui débarque chez moi, voilà la mienne.
- Vous avez déjà aimé ?
- Ça date.
- Oui, je vois ça… Vous affichez un tel détachement, un recul qui fait froid dans l’dos. Au fond, de nous deux, je ne suis même plus sûr d’être le plus à plaindre. Même si niveau gestion émotionnelle, ça doit avoir ses avantages.
- Comme vous dites. J’vous offre une bière ?

Entrevue salutaire

À moins d’y avoir des amis, de la famille, un conjoint, il est des rues parisiennes que l’on n’arpente jamais ; la rue des Eaux est de celles-ci. Au détail près que s’y trouve une antenne du consulat d’Algérie.
C’est devant cette oasis diplomatique, aux aurores, tandis que je sors d’une nuit blanche, que, me dirigeant vers ma brêle garée à quelques numéros, j’aperçois Lamia, le cul posé sur le trottoir, la tête enfouie dans ses jambes ramassées.
- Ça va aller ?
- Oui, oui, merci ; j’attends 8h30, que ça ouvre, me répond-t-elle en sanglotant.
- Ça vous met dans un drôle d’état, d’attendre.
- C’est que j’ai peur.
- De…?
- Qu’ils refusent de me faire un prêt.
- De…?
- D’argent.
- Ah ben, désolé de vous l’dire comme ça, mais vous pouvez toujours prier Allah... C’est un consulat, pas une banque.
- Je n’ai rien dans ce pays. Pas de compte, pas de carte. J’ai suivi mon mari ici, en France. Il est violent. Je veux rentrer.
- Aie. Bon, bah à défaut de vous renvoyer chez vous en first, ils ont sûrement de bonnes adresses. En tout cas, il est même pas 7h30, vous en avez pour une plombe. Un café pas loin, ça vous dit ?
- Plutôt un thé.
Au Kennedy Eiffel, on s’installe au fond de la salle, Lamia lorgnant d’un œil inquiet vers les habitués du lieu, déjà cigarillo en bouche et verre de blanc à la main. Puis se tournant vers moi :
- Les hommes boivent de bonne heure, ici.
- Le folklore français…
- Mehdi, lui, ne boit pas une goutte. Mais dites-moi, vous n’alliez pas au travail ?
- Pas vraiment, je sortais de chez une copine.
- Si tôt ? Ah, c’est votre petite amie.
- Voilà. En gros.
- Je crois avoir compris. Vous ne la frappez pas, j’espère.
- Sur demande uniquement.
- Sur demande ?
- Bah, au lit quoi, elle aime que je lui claq-…
- Stop. Et donc vous ne travaillez pas ?
- Non.
- Pas d’épouse, des pratiques malsaines avec des filles d’un soir, sans emploi… On croit toujours que c’est mieux chez les autres, et puis…
Son portable retentit.
- C’est lui. Mehdi, mon mari. Excusez-moi, je sors d’ici pour lui répondre.
Un bon quart d’heure plus tard, les consos réglées, je quitte le bar. Sur le trottoir d’en face, sous l’abribus, j’ai juste le temps de croiser le regard fuyant de Lamia avant de la voir s’engouffrer entre les portes du 72.

Le studio de la porte de Vanves

En ce jour de juin 2007, rendez-vous avait été pris en fin d’après-midi avec mon pote et locataire Johan afin de faire l’état des lieux d’un des studios de mes parents qu’il occupait depuis six ans.
Le protocole expédié, les clefs et la caution rendues, il m’offrit un café au troquet d’à côté.
Une fois assis, Jo revint sur les raisons de son départ :
- Deux ans qu’on est en couple avec Sarah, la pression montait crescendo, j’ai fini par céder : on a pris un appart’. Je sais pas trop dans quoi j’m’embarque.
- La grande aventure conjugale… Tu laisses la vie solo à quai, tu prends le large…
- Ouais, avec le sentiment d’être le chef Brody dans Les dents de la mer, qui part zigouiller un grand blanc sur un rafiot de pêche centenaire.
- Bah quoi, il finit par avoir sa peau…
- … Et regagne la terre ferme en slip.
- Elle est si monstrueuse, Sarah ?
- C’est plutôt moi qui m’fait peur : les mauvaises habitudes, les réflexes de célibataire… Et puis cette foutue transparence, l’intimité flinguée...
- Écoute, si ça peut t’rassurer, j’ai pas prévu d’relouer de suite. Si tu sens que l’amour fout l’camp, tu m’ap-…
La sonnerie de son téléphone me coupe.
- Excuse…
Ouais. Soutien moelleux, ferme ou tonique pour le matelas du nouveau lit… J’en sais rien moi, décide… Bah oui ça se choisit à deux mais j’suis pas disponible, là… J’te fais confiance. Allez, on s’retrouve à l’appart ce soir. À tout’.
L’air fermé, Jo raccroche.
- T’aurais dû dire tonique. Vous aurez bien l’temps de l’ruiner, le matelas.
- Vu la fréquence de nos rapports... Bon sang, je fais une ÉNORME connerie.
- Faut parfois en passer par là…
- … Dit le jouisseur sans entraves, le baiseur médaillé olympique.
- Elle est peut-être là, ma bourde…
- Ça va, t’as même pas 30 balais. En tout cas… il va me manquer, ce studio. Tu m’le prêterais à l’occas’, pour dépanner ? Si j’veux voir une poulette en loosedé ?
Le portable sonne de nouveau, Jo le bascule en silencieux.
- Alors, tu s’rais ok ?
- J’viens d’perdre mon locataire, j’vais pas en plus perdre mon pote !
C’était la dernière fois que j’entendais le rire de Jo, il mourrait quelques mois plus tard, tué sur le coup dans un accident de la route en Floride.
Ce 17 juin 2018, presque 11 ans plus tard jour pour jour, j’attends au même troquet, à la même table, à la même place, un acheteur potentiel. Au téléphone, le type m’a briefé : Ce s’rait pour un premier achat, pour notre fils Johan ; on va l’aider un peu mais bon… Vous seriez prêt à négocier ?
Tandis que je vois la petite famille passer la porte du café, j’ai l’ironique pressentiment que cette vente, si elle aboutit, sera tout sauf l’affaire du siècle.

Terreur nocturne

Lettres d’amour d’une nonne portugaise, Ça barde chez les mignonnes, Le pénitencier des femmes perverses, Une vierge chez les morts-vivants : j’avais pris cher ce soir d’été 2018 en acceptant d’accompagner Garance, une copine connue en primaire, à la Cinémathèque française. En commerciale chevronnée, elle m’avait bien vendu cette soirée hommage à Jesús " Jess " Franco, un cinéaste spécialisé dans le genre horreur-érotique, le pape de la série Z* cra-cra.
- Les canines ont transpercé les lèvres et déformé le clitoris… C’est c’que faisaient les premiers vampires… Ils aspiraient ainsi l’énergie de leurs victimes, les laissant exsangues.
- Ce que vous dites est absolument terrifiant ! Ces démons doivent être anéantis !
- Pourquoi ? Comment savoir si le plaisir ressenti par les victimes ne vaut pas la vie ?
C’est le crâne farci de ce genre de lignes de dialogue hautement philosophiques qu’on quitta la salle obscure, la bouche sèche et le ventre vide.
- Allez, pour me faire pardonner je t’invite à l’appart’, t’auras juste à mettre les pieds sous la table ! Spaghettis sauce tomate maison pour mon pote de toujours !
Arrivés dans sa piaule, Garance sort de quoi mitonner, je débouche le blanc bon marché dégoté chez son p’tit arabe. Tandis que chacun s’affaire, on débriefe la soirée nanardesque :
- T’avoueras, l’érotique et l’horreur, c’est quand même pas le meilleur mix.
Garance pouffe et rétorque :
- Pas d’accord. Pour moi ça va même de paire : quand je mouille j’aime hurler. Et le mélange rend plutôt bien à c'qu’il paraît.
- Vu comme ça, forcément.
- Nan mais sans déconner… Avec les mecs, j’aime jouer à me faire peur. Ça m’excite comme t’as pas idée. Tu le sais mieux qu’personne, j’me jette toujours sur des pièces de choix : le jaloux maladif, le fétichiste cleptomane, le camé autodestructeur…
- Ouais, enfin, j’imagine que ça vire rarement au bain de sang…
- La souffrance est mentale, c’est pire. Mais va comprendre, j’y trouve mon compte ! s’exclame Garance, le dos tourné, tout en goûtant la sauce tomate.
- Stimulant, cette ambivalence. Et si j’ te disais là, tout d’suite, que ton vieux pote d’enfance bande pour toi comme pour aucune autre ? qu’il meurt d’envie de te baiser ? que ça m’ronge depuis des années ? que je partirai pas d’ici sans t’avoir prise jusqu’à l’orgasme ?
Garance sursaute, lâche sa cuillère qui vient ricocher sur le sol et asperger le mur de gouttes rouge sang coagulé. Elle se tourne, blême, et d’une voix blanche, tremblante, à peine audible, me lance :
- Écoute, c’est peut-être mieux que tu rentres. Cinq heures de péloche, ça assomme. D’ailleurs moi aussi, j’suis vannée.
Voyant mon large sourire muet, elle tilte.
- Abruti, tu m’as fait flipper !
- Comme quoi… L'horreur pure c'est pas mal aussi, nan ?
Nos assiettes et nos verres remplis, on part s’installer sur son pieu pour un énième visionnage de Psychose.



*La série Z est le parent pauvre de la série B, qui est elle-même le parent pauvre du grand cinéma.

Crampe en classe écologique

J’avais croisé Doris, une métisse tout droit sortie d’un book d’agence, dans les allées de Ground Control, un ancien centre de tri postal situé dans le 12ème arrondissement transformé en squat éphémère. S’y pointaient principalement bobos, hipsters et autres vegans parigots. Halle à manger, potagers bio, bars (à vins, à cocktails...), galeries, ateliers, conférences, espaces créatifs…Les occasions de s’attarder sur les nombreux stands et étals ne manquaient pas et c’est alors qu’elle disposait sa collection de lampes homemade que je l’abordai :
- Ils sont superbes, vos luminaires. Tout est à vendre ?
- Affirmatif. Mon cul lui par contre reste ici, répondit-elle du tac au tac, sans même se retourner.
- Pardon ?
- Bah oui, il n’éclaire pas, voyez-vous. Plus sérieusement, je vois votre reflet dans la vitrine le reluquer depuis maintenant un bon bout de temps.
- Niveau lumière, j’avoue, j’ai déjà tout ce qu’il faut chez moi.
- Et niveau cul, vous n’en avez jamais assez... Un mec, quoi.
Passé la joute verbale introductive, je l’invite à me tutoyer ainsi qu’à boire un Gin Tonic quelques mètres plus loin, dans une carlingue d’avion reconvertie en speakeasy*.
- Allez, pourquoi pas. Repasse d’ici une petite heure, une pause Gin Tonic me tente bien.
Enfin installés face à face dans l’habitacle du coucou, Doris m’explique sa démarche artistique :
- Mon truc, c’est la conception de structures, suspensions et abat-jours décoratifs. Je travaille principalement le tissu et le papier pour filtrer la lumière. J'aime aussi détourner des objets chinés dans des brocantes, trouvés sur les trottoirs, afin de leur offrir une seconde vie, leur donner une vocation lumineuse. Vieux radiateurs, valises hors d’âge, feux rouges, mixeurs…Tout y passe.
- Et tout s’allume… Mais tout se vend-t-il ?
- Pas évident en ce moment. Les gens regardent, touchent, prennent, reposent. D’ailleurs dans le genre, j’te sens expert.
Le nez plongé dans mon verre, je tente de planquer mon rictus de puceau pris en flag' en séance branlette puis d’enquiller :
- Tu crées tout ça en atelier ?
- Si on veut : sur un bureau, dans un coin de mon p’tit studio.
- J’aimerais bien te voir à la tâche. Assembler, façonner, illuminer, voir tes créations prendre corps.
- Ben voyons. Tu consommes responsable au moins ?
Devant mon air perplexe, elle reformule :
- Tu te protèges ?
- C’est mieux, oui.
- Et tes relations amoureuses, c’est du genre développement durable ou plan d’un soir non recyclable ?
- Je pratique le tri sélectif.
- Je vois. En somme, avec toi, on finit toutes à la poubelle.
- Ou bien aux encombrants. Toi qui œuvres dans la récup’, ça devrait t’plaire.
- Rassure-moi… Ta connerie, elle est biodégradable ? s’amuse Doris, déjà debout.
- Tu files ?
- J’ai la nausée. Et l’équipage semble avoir oublié de fournir les sacs à vomi.
Resté seul dans l’avion sans ailes, j’observe à travers le hublot le cul de la jolie créole se fondre dans la faune bio-friendly.

* speakeasy : type de bar clandestin américain particulièrement répandu durant l’époque de la Prohibition. Le terme s’emploie aujourd’hui pour désigner un bar à cocktails.

Tendre exorcisme

Comme on redoute la guerre, la maladie, la mort, Flore redoutait l’été. Ses enfants partis en vacances, les soirs et week-ends elle se retrouvait seule chez elle, naufragée estivale dans son grand pavillon banlieusard de La Garenne-Colombes.
Ces pièces trop grandes, baignées d’un silence écrasant que seuls quelques bruits ménagers – frigo, ventilation, chauffe-eau – venaient rompre ponctuellement, elle m’invitait à venir les peupler le plus souvent possible durant ces huit semaines sans fin.
Je débarquais à la nuit tombée, on passait des vinyles de soul, on préparait des plats qu’on avalait ensuite du bout des doigts, on vidait des bouteilles tout droit sorties de son imposante cave à vin, on se faisait couler des bains mousseux dans l’une des trois spacieuses salles de bain, on baisait çà et là, au hasard des portes poussées, des meubles sur lesquels s’appuyer.
En fin de nuit, on se quittait toujours un peu avant mon départ ; tandis que j’enfilais mes fringues elle déposait un baiser furtif sur ma joue avant de disparaître quelque part dans l’immense demeure. Surpris les premières fois, j’avais fini par m’habituer, mettant ça sur le compte de son statut de veuve : Flore abhorrait les au revoir, les séparations qui s’attardent, les adieux en tous genres. Passer d’une pièce à l’autre s’avérait certainement pour elle la transition la moins pénible, voire même annonciatrice de retrouvailles prochaines, comme on délaisserait son conjoint le temps d’une douche à prendre, d’une nuisette à passer. À mon arrivée, c’était d’ailleurs le même rituel : la porte était ouverte et, comme un époux retrouve sa femme, je la découvrais à vaquer tantôt dans la cuisine, le salon, une des chambres.
Un jour que je me resapais, elle est restée.
Nue, assise face à moi, sur le petit tabouret mauve de sa coiffeuse, tête inclinée, elle me fixe alors sans ciller.
- Bah quoi, me regarde pas comme ça.
- Comment ?
- Comme si t’avais vu un revenant…
- J’ai justement besoin de te voir t’en aller.
- Pourquoi ça ?
- Ne plus t’appréhender comme une apparition. C’est certes confortable mais bon... Marre de croire aux fantômes et vivre parmi eux. Même si, en parlant de fantômes, je dirais pas non à me réveiller avec toi d’ici quelques heures et te découvrir là, à mes côtés, nu sous le drap blanc.
- Tu parles d’un exorcisme…Mais tu sais quoi, l’idée m’plaît bien.
Peu après, à l’heure où les premières lueurs glissent à travers les stores, on s’endort enlacés.

Peurs primitives

Invité par Karine, une amante d’origine vietnamienne et attachée culturelle de profession, à découvrir en avant-première l’exposition « Enfers et fantômes d’Asie » au Musée du Quai Branly, je la rejoins tôt dans la soirée pour une visite privilégiée.
À mon arrivée, je la trouve pendue au téléphone, au milieu d’une négo’ musclée. D’un sourire d’excuse, elle me tend le petit dépliant introductif à la visite que je parcours pour patienter :

« Plongée dans le monde des esprits, de l’épouvante et des créatures fantastiques : l’exposition s’empare des histoires de fantômes en Asie. À travers l’art religieux, le théâtre, le cinéma, la création contemporaine ou le manga, un parcours aux frontières du réel. »

Un bon quart d’heure plus tard, l’oreille toujours collée à son portable, Karine me fait signe d’avancer et donc de commencer sans elle.
C’est alors seul mais poursuivi par le claquement de ses talons que je découvre les premières œuvres exhibées : des estampes à l’aura quasi maléfique où des Yōkai, ces créatures surnaturelles issues de la culture horrifique japonaise, s’entredévorent. Un peu plus loin, je tombe sur deux Phi Pret, esprits animistes et figures emblématiques du folklore thaïlandais. Exposés à taille réelle, yeux exorbités et langue pendue jusqu’à mi-cuisse, ils se tiennent dans toute leur maigreur. C’est l’instant que choisit Karine pour enfin me rejoindre et me murmurer, amusée :
- Alors, ce petit couple te plaît ? Des fantômes affamés…Leur appétit insatiable les plonge dans une souffrance permanente. La légende raconte qu’ils sont maudits à cause d’une vie terrestre remplie de vices, de déboires, de violences…
- À défaut de m’plaire, ça me parle.
La tournée terrifique se poursuit, ponctuée de visions tantôt drôles - un moine bouddhiste poursuivi par une horde de zombies version bol de rāmen -, tantôt touchantes - une geïsha borgne au visage bleuté pleurant son tanuki momifié -, tantôt carrément cauchemardesques : un manuki-neko - ces chats porte-bonheur japonais qu’on trouve fréquemment en vitrine de petits commerces ou bien sur les comptoirs d’échoppes - éventré, d’où jaillissent des vampires sauteurs.
Notre promenade privée achevée, je questionne Karine à-propos :
- Et toi, ta plus grande vision d’horreur ?
- C’est drôle que tu me demandes ça. Elle me vient la nuit, fréquemment. Quand justement, j’ai les yeux fermés. L’orphelinat de mon enfance, à Saïgon. Là où j’ai fait mes premiers pas et passé mes premières années, jusqu’à mon adoption. Son odeur, ses bruits, ses couleurs…Ses  cris. Ses pleurs. BOUH.
- Comme tu dis, bouh.
- Bon, m’en veux pas, j’ai encore mille appels à passer, l’expo démarre dans deux semaines et on est loin d’être prêts…On s’appelle fin avril, je serai déjà plus dispo’.
Resté figé dans mes pensées, encore ensorcelé par ce spectacle d’images lugubres, sublimes, je finis par rentrer, longeant la fameuse palissade de verre du musée, ornée pour l’occasion de collages aussi géants qu’effrayants. Quand je lève les yeux vers l’un d’eux, c’est pour croiser le regard railleur d’un démon au visage fardé tel celui d’un acteur de kabuki, ses traits déformés par un rire aussi crispant qu’imaginaire.

Commerce de proximité

Je reconnais Sandrine dès mon entrée dans le laboratoire d’analyses. Apparemment elle aussi, étant donné son sourire esquissé. Sourire qui se mue rapidement en rire franc quand ses yeux eyelinés se posent sur le flacon de pisse que je tiens dans la main.
Nos examens respectifs terminés, on file boire un p’tit noir au troquet d’en face.
- Tu parles d’un premier rendez-vous…
- Comme tu dis…Tous ces échanges virtuels, ces mots doux partagés, ces photos sensuelles envoyées…Pour se rencontrer dans ces circonstances. D’ailleurs, je peux te demander pourquoi tu étais là…?
- Petit souci de tuyauterie…Et toi ?
- Simple bilan sanguin. Selon ma doc’, je manque de fer…
Une bonne heure passée, toujours attablés, je décide de changer de braquet :
- Pas terrible ce café. J’peux t’en proposer un bien meilleur à la maison ?
- T’attaques de bon matin, dis-moi. Tu sais, d’expérience, j’évite de fricoter avec les hommes du voisinage. C’est trop de complications ensuite.
- J’comprends mieux tes silences lorsque j’te proposais qu’on s’voie. Ceci dit, pense au côté pratique : c’est quand même pas mal d’avoir tout près d'chez soi.
- Tu parles d’un commerçant de quartier…Dans le genre, tu ferais un excellent marchand de tapis.
- Bon, j’ai bien une petite idée : on pourrait tarifer la chose. Une façon comme une autre de marquer une certaine distance entre nous. Ainsi, pas d’ennuis. Pas d’attaches.
- C’est malin. Insolite. Et plutôt excitant. Pourquoi pas.
Sidéré autant qu’échauffé par son consentement improbable, je règle la note à la hâte et sitôt sortis du bistrot, on marche vers le DAB le plus proche.
L’oseille en poche, on se met en route vers chez moi. Au bout de quelques mètres, Sandrine me freine de sa main sur mon bras et se fend d’un air attendri :
- Ton envie est plutôt flatteuse, tes moyens déployés aussi…Mais je n’parlais pas sérieusement. En revanche, je reste à ta disposition pour un service plus doux et quelques conseils féminins. Ça te coûtera toujours moins cher. Et la boutique est à deux pas, dit-elle en en me tendant sa carte et en déposant un rapide baiser sur ma joue.

Au Bonheur des Dames
Sandrine Harman – Créatrice Florale

Le temps de relever la tête, Sandrine s’est volatilisée.

Complications post-opératoires

Alitée depuis deux semaines, c’est avec un regard tendre mais inquiet qu’Anne-Claire m’accueille dans sa chambre de la Clinique de Turin. C’est après avoir longuement insisté qu’elle a finalement consenti à m’indiquer son lieu d’hospitalisation.
- Bon je t’avais prévenu, on est loin de l’Anne-Claire qui d’habitude t’ouvre sa porte en porte-jarretelles et stilettos.
- Arrête un peu…Y’a un peu d’« amis » dans « amants », nan ?
- Mouais. C’est sympa à toi de passer.
- J’imagine que t’as eu d’autres visites que la mienne…
- Un minimum. J’évite autant que faire se peut les regards apitoyés, les phrases de réconfort clichées et ceux qui pensent te faire du bien en te déballant leurs problèmes.
- Bon bah t’as gardé ton mordant, bien ça. J’aime pas t’voir dans cet enfer blanc, ce micmac de tubes transparents. Ça t’dit qu’on descende faire un tour dans le parc de la clinique ? Y’a un soleil de carte postale, tu pourras t’rembrunir un peu. P’têtre même faire du topless !
- Niveau vitamine D on m'donne c'qu’il faut ici, crois-moi.
- Et niveau cul ?
- Quoi donc ?
- Ça t’manque un peu, passionnément ?
- Pas du tout. T’as vu mon état, tu crois que je m’sens désirable…En tous cas, me parler de fesse en c’moment, t’as du courage ; pour mémoire, c’est d’un kyste pilonidal dont on vient de me délester. De nous deux, c’est quand même toi le plus malade.
- Malade, nan…En manque de toi, simplement.
- Et c’est moi qui fais peine à voir…Ici et dans ces circonstances, ça va être compliqué. Ce sera une branlette à la sauvette ou une pipe en express, pas plus. Surtout que l’infirmier doit passer m’donner mon Tramadol d’ici peu.
- Bah j’peux prendre les devants et aller le lui réclamer, histoire qu’on soit tranquille ensuite.
- Fais donc.
À mon retour dans la chambre, je trouve Anne-Claire assoupie, recroquevillée en chien de fusil, la zapette entre ses longs doigts. Sur le petit écran mural, CNEWS diffuse un vif débat où un docteur en sciences politiques spécialiste en rhétorique et une militante féministe s’écharpent sur la misère sexuelle des frotteurs du métro parisien.

Langage corporel

Après l’étreinte, Raquel et moi restions souvent de longues minutes côte à côte. Pas du genre à nous blottir, dans ces instants-là seules nos mains se mêlaient parfois, nos phalanges parties flâner le long des formes de l’autre.
- C’est marrant…Depuis tout c’temps qu’on s’fait l’amour, j’ai toujours cette même sensation de ne rien savoir de ton corps. Que j’ai beau l’enserrer, le saisir, le lécher, l’embrasser, l’enlacer…Il m’échappera toujours.
- Comment dois-je le prendre…
- Ni bien, ni mal…Sans doute l’effet tatouages qui fait qu’il donne cette impression de ne jamais s’abandonner. De rester hors de portée.
- Hors de portée ? Perso, j’trouve que tu t’en empares plutôt bien.
- Oui enfin, tu vois l’idée…
- J’vois tout à fait, oui. Et ça m'déplaît pas d’entendre ça. Ce foutu corps…L’époque où j’ai décidé de le faire tatouer à ce point…C’était histoire d’un peu me le réapproprier …Masquer les traces.
- Les traces ?
- Pas du genre visibles. Des traces que j’étais seule à voir. Des traces qu’on n’enlève pas comme ça…Et qui ne partent jamais vraiment. Des traces de crasse. Humaine.
- J’vois l’genre. Du coup, ainsi tu t’sens moins vulnérable ?
- Un peu plus inviolable, voilà. Enfin je sais, tout ça c’est dans ma tête. Mais là aussi, c’est bien gravé. Marqué au fer rouge. Aucun tatouage de ton côté ?
- Bah non, t’as bien vu.
- Si tu devais t’en faire faire un, tu choisirais quel emplacement ?
- Un endroit sans enjeux, je crois. Un endroit pour faire diversion. Afin d’escamoter tout l’reste.
- Pas bête.
- Ouais, une façon comme une autre de couvrir ses traces. Bon allez, j’file à la douche.
- Encore ? T’en as pris une en arrivant.
- C’est vrai…
- Nan mais t’as pas à t’justifier. Je peux comprendre. Frotte bien.
Dans la salle d’eau, je reste un long moment face à l’énorme miroir mural avant d’aller ouvrir la porte de la cabine de douche.

Lumières d'eau

Charline et moi fréquentions le même atelier d’écriture, du côté de la rue d’Alésia. Le cours terminé, on avait nos petites routines : un kébab acheté au grec du coin qu’on allait engloutir au bord du lac du Parc Montsouris en débriefant la classe du jour face à une cohorte de canards et autres oies à tête barrée. Chacun apportait tour à tour un livre de son choix, lisait à l’autre quelques passages choisis pour après en parler, en débattre, en rire ou en pleurer.
- « Ils étaient donc là heureux, inutiles, en proie à un bonheur public, dépendant l’un de l’autre comme de l’offre et de la demande. Ils demeuraient suspendus par un lien unique, au-dessus du vide par eux préparé, et goûtaient avec ravissement ce péril.
Maintenant que faire de leur victoire ? Sauf l’heure où ils se lavaient (et le vagabondage spécial des rêves), ils ne connaissaient plus la solitude. Entre eux, plus rien de fortuit, d’enchanté, d’ombrageux. Ils s’appartenaient dans la lumière la plus dure : celle du bonheur. »
- Ah ouais. Tiré de…
- Lewis et Irène, de Paul Morand. C’est du lourd, hein ?
- Un peu trop à mon goût...Pourquoi faut-il toujours que tu te vautres dans le glauque ?
- Un brin sommaire, ton résumé…
- Bah c’est mon ressenti.
- Ça t’inspire vraiment rien d’autre ?
- À part l’envie de m’foutre à l’eau, pas grand-chose je t’avoue. Encore heureux qu’à chaque fois que tu m’fasses la lecture on soit qu’au bord de ce p’tit lac. Si c’était sur le Pont des Arts, y'a longtemps que j'me s'rais noyée.
- Pour le coup, là c’est toi qui broies du noir.
- Bah voyons. Et bientôt tu vas me sortir le refrain « sans ombre pas de lumière »…
- Perspicace, ma Cha’. Bon, en parlant d’ça, j’vais aller m’vider la vessie à l’ombre d’un bosquet bien touffu.
À mon retour, je découvre Charline debout, face au lac. À ses pieds mon bouquin posé, des pages arrachées en son centre. Sur l’eau, des bateaux de papier pliés façon origami flottent entre des cygnes noirs perplexes.

Les derniers jours de juin

J’avais connu Clémence il y a des années de ça, lors d’une visite médicale passée. Hilare et attendrie de me voir débarquer dans son cabinet muni d’un carnet de santé en lambeaux datant des années Giscard, elle avait consenti à me laisser son numéro lorsque je l’avais réclamé tout en me rhabillant.
Les années avaient passé, nous étions désormais bons amants et même si entre son homme, ses mômes et son job, Clémence n’avait que peu de temps à m’accorder, nos baises volées dans mon appart’ n’avaient rien perdu de leur sel.
Jusqu’à ce jour d’été où elle m’annonça le départ de son clan pour l’Afrique, où son mari venait d’être fraîchement muté.
- Et c’est prévu pour quand ?
-  On s’envole début juillet.
- Dans quinze jours, quoi. Mais pourquoi t’as rien dit avant ?
- J’y ai même pas songé. Ce qui se passe entre nous, entre ces quatre murs, c’est tellement loin de qui je suis au quotidien.
- Tu dis ça comme si t’en souffrais. C’est pas justement ça qui t’plaît, être une autre avec moi ?
- Ça me plaît comme ça me frustre ; j’ai toujours l’impression que tu bandes pour de mauvaises raisons. Pour la mauvaise femme. J’aurais aimé pouvoir te montrer un peu de qui je suis dans la vie. Qu’on passe quelques moments normaux. Qu’on se plaise tels qu’on est.
- Chiche. Pour la prochaine et dernière fois, on s’retrouve au restau’.
- L’idée me plaît. Sa concrétisation m’effraie.
Au fil des derniers jours de juin, ses textos redoublèrent. Des phrases nerveuses, des mots de trop, des pensées rapprochées, des désirs dispersés, des dates fixées puis reportées. Le jour du rendez-vous prévu, mes messages restèrent sans réponse.
Les mois passèrent.
Un jour d’hiver, je trouvai au courrier une carte postée depuis Nouakchott, Mauritanie : « Tu l’as constaté au recto, je te le confirme au verso, ici c’est tous les jours fin juin. C. »

Bug millénaire

L’an 2000, enfin plus très loin. La connexion au Net de mon petit studio encore précaire, je trainais souvent au cybercafé du coin, papotais sur les forums 2.0, florissants à cette époque. Thématisés photo, sport, peinture, arts plastiques et j’en passe, ces nouveaux salons virtuels permettaient à tout un chacun de brancher à distance sous couvert d’échanges culturels.
Dans l’endroit surchauffé, je prenais régulièrement place à côté d’une autre habituée du café, une australienne toujours sapée de jeans larges et t-shirts amples, le visage barré d’une longue mèche. Là-bas, l’ambiance sonore se résumait généralement à d’incessants tapotements de doigts sur claviers ; seuls les reniflements qu’Hannah laissait fréquemment échapper venaient troubler la rythmique sourde des mains présentes.
Un soir que nous sortions du lieu au même moment, je lui proposai un verre dans un bar alentour.
Nos consos servies, Hannah m’expliqua le pourquoi de ses pleurs contenus chaque fois qu’elle s’installait face à l’écran.
-  Ça me fait toujours ça quand j’ouvre et découvre les e-mails de mes proches. Pire encore quand j’y réponds.
- Oh…
- J’ai ce que vous, français, appelez « le mal du pays ». Et bien j’ai mal comme jamais. Amis, amants, famille, climat…Mon Australie me manque.
- Amants ?
- Disons que là-bas j’avais une vie plutôt…Animée, à ce niveau. Depuis trois mois que je suis ici, rien de rien.
- Ah…
- Tu veux m’aider à avoir moins mal, c’est ça ?
- Te voir ainsi et rester sans rien faire, ici on appelle ça de la non-assistance à personne en danger. Et c’est passible de prison. Cinq ans.
- Et ben. Mais qui me dit que j’aurais pas encore plus mal ensuite...
- La peur de t’attacher ?
- Plutôt d’être déçue.
- Au pire, t’iras te consoler en lisant ton courrier : France Telecom vient tout juste de me raccorder à l’ADSL avec leur offre Netissimo. À l’heure qu’il est, la connexion devrait enfin être activée. Ça va être bien plus rapide qu'au cyber. Et puis surtout, plus besoin de filer nos sous au gérant.
- Toi, tu sais parler aux femmes. Enfin, à celles de l’an 2000. Allez, pourquoi pas.
Plus tard en plein milieu de nuit, je suis réveillé par les sanglots hoquetants d’Hannah, ponctués d’épisodiques clics de souris. Son corps nu face à mon PC, replié sur lui-même, éclairé par la lumière blafarde du moniteur 21 pouces, tressaille comme le mauvais débit d’un modem 56k.