Les derniers jours de juin

J’avais connu Clémence il y a des années de ça, lors d’une visite médicale passée. Hilare et attendrie de me voir débarquer dans son cabinet muni d’un carnet de santé en lambeaux datant des années Giscard, elle avait consenti à me laisser son numéro lorsque je l’avais réclamé tout en me rhabillant.
Les années avaient passé, nous étions désormais bons amants et même si entre son homme, ses mômes et son job, Clémence n’avait que peu de temps à m’accorder, nos baises volées dans mon appart’ n’avaient rien perdu de leur sel.
Jusqu’à ce jour d’été où elle m’annonça le départ de son clan pour l’Afrique, où son mari venait d’être fraîchement muté.
- Et c’est prévu pour quand ?
-  On s’envole début juillet.
- Dans quinze jours, quoi. Mais pourquoi t’as rien dit avant ?
- J’y ai même pas songé. Ce qui se passe entre nous, entre ces quatre murs, c’est tellement loin de qui je suis au quotidien.
- Tu dis ça comme si t’en souffrais. C’est pas justement ça qui t’plaît, être une autre avec moi ?
- Ça me plaît comme ça me frustre ; j’ai toujours l’impression que tu bandes pour de mauvaises raisons. Pour la mauvaise femme. J’aurais aimé pouvoir te montrer un peu de qui je suis dans la vie. Qu’on passe quelques moments normaux. Qu’on se plaise tels qu’on est.
- Chiche. Pour la prochaine et dernière fois, on s’retrouve au restau’.
- L’idée me plaît. Sa concrétisation m’effraie.
Au fil des derniers jours de juin, ses textos redoublèrent. Des phrases nerveuses, des mots de trop, des pensées rapprochées, des désirs dispersés, des dates fixées puis reportées. Le jour du rendez-vous prévu, mes messages restèrent sans réponse.
Les mois passèrent.
Un jour d’hiver, je trouvai au courrier une carte postée depuis Nouakchott, Mauritanie : « Tu l’as constaté au recto, je te le confirme au verso, ici c’est tous les jours fin juin. C. »

Bug millénaire

L’an 2000, enfin plus très loin. La connexion au Net de mon petit studio encore précaire, je trainais souvent au cybercafé du coin, papotais sur les forums 2.0, florissants à cette époque. Thématisés photo, sport, peinture, arts plastiques et j’en passe, ces nouveaux salons virtuels permettaient à tout un chacun de brancher à distance sous couvert d’échanges culturels.
Dans l’endroit surchauffé, je prenais régulièrement place à côté d’une autre habituée du café, une australienne toujours sapée de jeans larges et t-shirts amples, le visage barré d’une longue mèche. Là-bas, l’ambiance sonore se résumait généralement à d’incessants tapotements de doigts sur claviers ; seuls les reniflements qu’Hannah laissait fréquemment échapper venaient troubler la rythmique sourde des mains présentes.
Un soir que nous sortions du lieu au même moment, je lui proposai un verre dans un bar alentour.
Nos consos servies, Hannah m’expliqua le pourquoi de ses pleurs contenus chaque fois qu’elle s’installait face à l’écran.
-  Ça me fait toujours ça quand j’ouvre et découvre les e-mails de mes proches. Pire encore quand j’y réponds.
- Oh…
- J’ai ce que vous, français, appelez « le mal du pays ». Et bien j’ai mal comme jamais. Amis, amants, famille, climat…Mon Australie me manque.
- Amants ?
- Disons que là-bas j’avais une vie plutôt…Animée, à ce niveau. Depuis trois mois que je suis ici, rien de rien.
- Ah…
- Tu veux m’aider à avoir moins mal, c’est ça ?
- Te voir ainsi et rester sans rien faire, ici on appelle ça de la non-assistance à personne en danger. Et c’est passible de prison. Cinq ans.
- Et ben. Mais qui me dit que j’aurais pas encore plus mal ensuite...
- La peur de t’attacher ?
- Plutôt d’être déçue.
- Au pire, t’iras te consoler en lisant ton courrier : France Telecom vient tout juste de me raccorder à l’ADSL avec leur offre Netissimo. À l’heure qu’il est, la connexion devrait enfin être activée. Ça va être bien plus rapide qu'au cyber. Et puis surtout, plus besoin de filer nos sous au gérant.
- Toi, tu sais parler aux femmes. Enfin, à celles de l’an 2000. Allez, pourquoi pas.
Plus tard en plein milieu de nuit, je suis réveillé par les sanglots hoquetants d’Hannah, ponctués d’épisodiques clics de souris. Son corps nu face à mon PC, replié sur lui-même, éclairé par la lumière blafarde du moniteur 21 pouces, tressaille comme le mauvais débit d’un modem 56k.