Bon dieu mais qu’est-ce qui lui a pris
Accepter un rencard au bout de 30 minutes de tchat, un dimanche soir
Chez elle
Enfin presque chez elle, dans l’appartement de sa mère, morte en janvier dernier
À Levallois, dans une avenue sans vie, au 4ème étage d’un immeuble ultra sécurisé
Depuis maintenant 3 semaines, elle y passe chaque week-end
Pèlerinage banlieusard amer mais nécessaire
Trier, jeter, garder ah non jeter oh et puis finalement garder
S’attarder sur un vieux bouquin, une dédicace cryptique
Larmoyer sur une page jaunie, mouiller un passage souligné
Dans les albums photos, piocher çà et là un visage
Ça sonne à l’interphone, certainement le type de l’appli
Happn, Tinder, elle sait même plus
Pourvu qu’il soit conforme à la seule photo mise en ligne, un selfie pris en plein Madrid
Tandis qu’il monte, elle s’arrange à l’arrache dans la glace de la salle de bain
Cernée, pas maquillée, sapée comme une zadiste
Même sa mère, six pieds sous terre, entre quatre planches, est mieux fardée
Pour le coup, le thanatopracteur a fait des merveilles
Elle cherche de quoi se pomponner un peu
Féminité du bois de Serge Lutens, le parfum fétiche de sa vieille
Pas sa came mais bon, à défaut
Oh et puis merde, elle est à prendre ou à laisser
Ils se font la bise dans l’entrée, le type sent le tabac et l’after-shave bon marché
Jean brut, boots en nubuck et un tee-shirt noir ajusté avec écrit dessus I survived another meeting that should have been an email
35 ans mon cul, il en fait facilement 40
Il leur sert un verre du rosé tout juste débouché, un Tariquet 2019
Du rosé par -2 degrés, décidément, rien ne va dans ce rendez-vous
Le mec lui narre par le menu ses dernières vacances en famille, Noël dans un chalet à Gstaad
Elle se voit le soir du 24, passé seule dans son studio minus de la rue du Docteur Potain
Il enchaîne sur son taf, va jusqu’à lui remettre sa carte de visite de responsable grands comptes pour une grosse boîte cotée en Bourse
Elle songe à son crédit conso, à sa formation alternée qu’elle est sur le point d’arrêter
Quand il fond sur elle et l’emballe, elle pense à sa mère
Sa langue est grosse, râpeuse, envahissante
Ses mains, épaisses, fébriles, s’affairent à lui dégrafer son soutif, à la peloter grossièrement
Elle laisse faire
Il lui demande si elle a des capotes
Les mecs de 40 ans passés, c’est quand même quelque chose
À défaut, elle lui taille une pipe
Sa queue est circoncise, plutôt douce et sent la lessive
À l’instant de gicler, il éructe comme un gorille
Elle avale sans broncher jusqu’à la dernière goutte
Quelques minutes plus tard, elle perçoit le bruit de sa moto qui s’éloigne progressivement
De retour dans la salle de bain, elle vide le restant du flacon d’Eludril dans sa bouche
Elle recrache finalement le liquide rose fluo, les bulles dévalent l’émail fendu du lavabo
Elle repense à sa mère
Elle lui demande pardon
Elle ne reviendra plus
Son frère et sa barj’ de belle-sœur finiront de vider les lieux
Dans le Uber qui la raccompagne chez elle, une chanson passe à la radio, un vieux tube de Bonnie Tyler, Total eclipse of the heart
Regard au loin, ses ongles enfoncés dans sa chair, elle fredonne le refrain en sourdine
Au feu rouge, un motard rétrograde, s’arrête à hauteur de sa vitre
Mains gantées et visière teintée
Les doigts noirs du chauffeur Uber battent la mesure sur le volant siglé Skoda
Quand le feu passe au vert, elle déglutit laborieusement
Sur sa langue le goût acide, tenace du bain de bouche antiseptique.