Fièvre eigengrau

L’hiver se terminait bientôt, dans trois heures plus précisément. Tout au long de la saison froide, au fond d’air anormalement doux, j’avais passé le plus clair de mon temps les yeux rivés sur mon portable, à guetter ses textos, à lui en envoyer, à la lire et à la relire autant qu’à lui écrire. 

Chose étrange en 2022 pour une rencontre sur appli, nos échanges ne se résumaient qu’à des mots, encore des mots, toujours des mots : des mots sucrés, des mots cinglants, des mots sauvages, des mots marrants, des mots tendres, des mots d’excès, des mots de manque. D’un côté comme de l’autre, pas une seule photo réclamée, pas un seul cliché envoyé. Chacun se contentait du petit médaillon Whatsapp visible en haut à gauche, près du nom du contact. Elle, de profil, assise aux abords d’une rizière quelque part en Asie, lunettes noires sur le nez, vêtue d’un minishort en jean, d’un débardeur foncé et chaussée d’Adidas Stan Smith. Moi, également de profil, devant la Fontaine de Trevi, posé façon Le Penseur de Rodin, un guide de Rome entre les mains.

Depuis maintenant quelques temps, les messages s’espaçaient, leur contenu se détériorait : on parlait météo, élections à venir, même actu internationale. Entre les lignes de ces sms insipides, on le sentait tous deux, l’envie s’amenuisait, le désir se ratatinait. Le réel nous pressait de céder à l'inévitable Allons boire un verre au café.  Jusqu’à ce samedi de mars, donc, ultime jour hivernal, où vers 21 heures, je vois Maud venir éclairer l’écran de mon iPhone.

Viens.

?

- Voyons-nous ce soir ou jamais. Je t'accueille chez moi, dans le noir. Je serai assise à mon bar, un verre de blanc entre mes doigts vernis, à t’attendre, là,  comme si je t’attendais depuis toute une vie.

- J’sais pas trop. Et puis demain je me lève tôt.

- 6, rue Amelot. Texte-moi quand tu es là.

Quelques goulées de rhum plus tard, je commande mon Uber. 

Sur la banquette arrière du véhicule hybride, j’épluche ses tout derniers messages, je relis nos meilleurs passages. Elle a probablement raison. Cette traversée de l’autre côté du miroir ne peut se faire que dans un noir total, histoire pour nos désirs de s’en tenir à tous ces mots choisis, tapés, ces phrases savamment ciselées avant d’être envoyées. À travers la vitre du véhicule, comme un écho à cette rencontre, j’observe la ville de nuit, ô combien plus évocatrice que sous son habituel ciel gris. 

Déposé au pied de l’imposante porte cochère couleur vert gazon de son immeuble, je la contacte. Le sésame arrive aussitôt : B37A / cour intérieure / seconde porte (la bleue) sur ta gauche.

Quand mes doigts délaissent la poignée, c’est pour me retrouver plongé dans une totale obscurité.

- Salut. Je te sers un verre de Sancerre ? 

Le souffle court, le cœur qui cogne, je peine à lui répondre.

- Tu comptes rester muet toute la nuit ?, poursuit-elle, amusée.

Devant mon silence obstiné, j'entends Maud s'animer. Je la perçois poser son verre, quitter son tabouret, à coups de talons hauts marteler le parquet. Quand celui-ci finit par cesser de crisser, elle est là, face à moi, invisible, aveuglante.

Quand je sors de chez elle peu avant le lever du jour, c’est sans qu'on se soit jamais vus, la chemise fripée, délestée de quelques boutons, la peau marquée de stigmates épars - traces de make-up, empreintes de rouge à lèvres, morsures au cou, griffures au torse - et imprégnée d’Eau des merveilles, son parfum de prédilection. 

Sur le trajet du retour, effectué en Velib’, je fais halte dans un troquet de la rue du Renard. 

Tout en m'apportant mon café, le serveur s’enthousiasme :

Et voilà, enfin, on y est : le tout premier jour du printemps ! 

- Tiens, c’est vrai.

- Et en plus, bientôt l’heure d’été ; matin et soir, du rab de luminosité. C’est pas bon ça ?!

Le garçon reparti, j’avale une première gorgée, songeant à Maud, à nous et nos étreintes dans les ténèbres de son loft. Je la texte dans la foulée, un amer arrière-goût en bouche.

- Foutu printemps. Tout ce soleil, toute cette lumière. Qu’en faire ? que faire ? 

Sa réponse arrive sans tarder :

Poursuivre comme on a commencé, selon notre calendrier. Au gré du noir de nos mots échangés, au fil des nuits tombées, continuons de nous rencontrer.

C'est fendu d'un sourire en coin que je repose mon téléphone et dégaine d'une poche de ma veste mes Ray-Ban Aviator.