Brève en abyme

Au sous-sol de ma résidence, je trouve une voisine affairée à vider d’énormes cartons dans l’un des bacs à recyclage. À peine plus grande que ce dernier, je lui propose mon aide :

- Hello Sylvia, t’as besoin d’un coup d’main ?

- C’est gentil mais ça va aller. Le plus dur est fait, lâche-t-elle d’un ton grinçant, sans même m’accorder un regard. 

- Hey, mais tu balances des livres. C’est péché ça. Y’a pas moyen de les transmettre, d’en faire don à l’un de tes proches, à une bibliothèque ? 

Sylvia s’immobilise, plonge une main dans la poubelle jaune pour en ressortir l’un d’entre eux, Destin Français d’Eric Zemmour.

- Qui voudrait de ça, selon toi ? 

- Le Z. a ses adeptes. Tu ferais sûrement le bonheur d’un Jean-Baptiste ou d’une Marie. C’est Diego qui lit ça ?

- Oui, et malheureusement pas que. Soral, Faurisson, Dieudonné… 

- Dieudonné s’est mis à écrire ? je devrais me mettre au stand-up, tiens.

- … Conversano, Maurras, Houellebecq… la liste est longue comme celle des déportés vers Buchenwald. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je le quitte.

- Parce qu’il lit trop ?

- Parce qu’il lit des négationnistes, des nazis, des islamophobes. Tu trouves ça normal, toi, de patienter plus d’une heure sous une pluie battante juste pour faire un selfie avec la petite-fille de Robert Brasillach ? 

- Avec ou sans parapluie ? 

- Nan mais vraiment, il me dégoûte. Qu’il se trouve une suprématiste, une bonne petite française de souche.

- Mais il va pas râler, de voir ses ouvrages balancés ?

- Ça va bientôt faire trois mois que je l’ai fichu dehors. Il devait repasser les prendre, il n’est jamais venu. Tant pis pour lui, tant mieux pour la planète. En recyclant pareils torchons, je fais ma B.A. de l’année. Et là c’est juste le début. Il en reste encore plein, en haut.

- Ça te gêne si j’y jette un œil ? qui sait, peut-être que j’en prendrai certains.

- Bien au contraire, avec plaisir. Viens donc te servir à l’appart’.

Après qu’on ait ouvert et descendu un savoureux Bourgogne, un Musigny Grand Cru, tout en papotant de sa lente, abyssale descente aux enfers conjugale, on se met finalement à l’œuvre. Je mate Sylvia, vêtue d’un combishort en jean, perchée pieds nus sur une vieille chaise de bar, des tranches de bouquins plein les mains.

- La trilogie Fifty Shades et l’intégrale d’After ne t’intéressent pas, j’imagine.

- Pas vraiment ma came littéraire, j’avoue. Tu comptes aussi t’en séparer ?

- Sans hésiter. Ça m’a servi de palliatif fantasmatique toutes ces années. Le cul, c’était pas le truc de Diego. Désormais, les choses vont changer. Les sextoys, ça va cinq minutes.

- Bah là aussi, si je peux dépanner… 

- Quoi, tu veux également mon vibro ?

Je donne un franc coup de latte dans l’un des pieds de la chaise, celle-ci part à la renverse tandis que Sylvia atterrit tout droit dans mes bras. On s’emballe alors à pleine bouche pour finir par se désaper sur sa moquette sisal, entourés de divers romans, aux titres tous plus kitchs les uns que les autres : La soumiseTout ce qu’il voudraBeautiful bastardBad romance

- T’as des capotes ? 

- Oui, faut juste que je remonte chez moi.

Quand je redescends chez Sylvia quelques minutes plus tard, deux-trois préservatifs en poche, je trouve la porte close. Je sonne, frappe à plusieurs reprises, sans succès. Furax, je repars chez moi, me termine à la main devant une vidéo PornTube puis ouvre Word, histoire de scribouiller un peu.

Pas plus tard que le lendemain, sur les coups de 21 heures, je la croise au parking.

- Tiens, salut Xav'.

-  Bah alors, tu m’as laissé en plan hier soir. 

- Je sais bien. Navrée. À vrai dire, en t’attendant, je me suis rappelé que tu écrivais. Il y a des années de ça, Diego m’avait fait lire quelques-unes de tes brèves. C’était marrant mais vraiment trash. Aussi, dans mon souvenir, très autobiographique. Alors oui, j’avais bien envie que tu me prennes dans mon salon… mais pas de terminer croquée par ta plume incisive dans l’une de tes nouvelles scabreuses.

- On aurait pu en discuter.

- Tu parles. Au mieux, tu aurais changé les prénoms. Bref, encore désolée, et j’espère sans rancune.

- De toute façon, il est trop tard.

- Comment ça ? 

-  Je l’ai pondue cette nuit, la brève. 

Tiens donc. Et t’as raconté quoi ? 

- Ça, monte le découvrir chez moi.

- Malin, le voisin. Bon, ok. Mais j’te préviens, si je viens, c’est juste pour te lire. Ne t’attends pas à quoi que ce soit de sexuel.

Quelques minutes plus tard, un verre de Brouilly à la main, Sylvia lève le nez du MacBook, amusée mais perplexe : 

- Il lui manque une chute, à ta brè-...

Avant qu’elle ait fini sa phrase, je fonds sur elle tel un épervier sur sa proie. L’ordinateur portable vole, le vin valse sur le parquet tandis que la fin de la brève, déjà, s’esquisse dans mon esprit.

Le pickpoète

7 heures du mat’, l’alarme du téléphone sonne. Les yeux encore ensommeillés, je distingue malgré tout l’écran tactile de mon portable, bondé de sms / WhatsApp / appels reçus durant la nuit. Tous en provenance d’un seul et même prénom. 

Alice. 

D’un soupir sorti des entrailles, je consulte les divers messages. Ordure, j’avais dit quoi ? t’écris rien sur ma vie, sur moi. RIEN. Merde à la fin, qu’est-ce que tu comprends pas ? t’as la journée pour effacer ta brève obscène, après quoi je t’envoie mes copains bikers, qui font tous deux-trois fois ton poids et qui aiment casser du merdeux, du pubard de mes deux. Même teneur niveau répondeur. D’une intonation assassine, Alice me fustige, m’atomise. Dans un français dont elle a le secret, elle me lance un bouquet d’insultes toutes plus fleuries les unes que les autres : écrivaillon sans ambition, abject branleur banlieusard, plume de poèmes RATP, ersatz d’écrivain, auteur raté, chieur d'encre jamais publié, bloggeur minable, baiseur de coin de table… Sa logorrhée d’injures pas même achevée, l’iPhone m'informe d'un appel, Alice apparaît à l’écran. Après une courte hésitation, je décroche finalement.

Tiens, salut toi. Je suis en pleine écoute de ton mes-…

- Tu vires ce que tu viens d’écrire.

- Quoi donc ?

- Joue pas au con avec moi, Xav. Putain, mais comment t’as osé. Parler de mon passé porno, évoquer le micropénis de Pierre-Antoine en précisant son âge, son job… C'est quand même le père de ma fille, merde. T’as même mentionné mon hypertrophie des petites lèvres, avec force détails. Pétard, qu’est-ce qui tourne pas rond dans ton crâne ? 

 Ça va, c’est juste un blog de rien du tout. Qui va lire ça, à ton av-…

- Mais MOI je lis ÇA. Quelle image de moi-même penses-tu me renvoyer ? 

- Dis toujours.

- Merdique à souhait. T’en as conscience ?

- Ah bah ça, c’est une autre histoire. D’ailleurs, tu vois, rien que cet échange entre nous ferait un chouette sujet de brèv-…

- Mais dans quel monde cinglé tu vis ? quel air vicié t’inhales ? t’es un foutu voleur de vies, un vampire suceur de vécus. On te raconte, toi tu rackettes. Putain de pickpocket.

- J’aime bien l’image, tiens. Un pickpocket. Un pickpoète.

- C’est bon. J’appelle Raph’, Seb’ et Mehadi. Eux, c’est pas les poches qu’ils vont te faire, crois-moi. Tes brèves, c’est l’anus gavé de gravier que tu vas les pondre.

- Bon. Et si j’change les prénoms, les lieux ?

- TU SUPPRIMES TOUT. Y compris mes coordonnées.

- On se voit plus, alors ?

- Peut-être dans une autre vie. Plus jamais dans celle-ci. T’as jusqu’à midi. Après quoi, j’active le plan ORSEX.

- ORSEX ?

- Opération Riposte aux Saloperies Écrites par Xav’.

- Très bon, ça. Tu sais qu’à quatre mains, on ferait des merveilles.

- Midi pile, tout dernier délai. Bye.

L’appel aussitôt terminé, c’est résigné que je me connecte sur mon blog afin d’éradiquer la brève incriminée. L’instant d’après, c’est d’un sourire en coin que je griffonne sur un bout de papier quelques idées, ainsi que l’acronyme ORSEX, aussi le terme pickpoète.

Rhétorique cosmétique

Au sortir de sa salle de bain, j’interpelle Hannah, encore au lit, à moitié endormie.

Shampoing, gel douche, lait pour le corps, eau de parfum… Tu rebouches jamais rien ?  

- Si c’est pour faire l’état des lieux, la prochaine fois tu dors chez toi. Faire le tour de la proprio t’a pas suffi ?

- Monte pas aussitôt dans les tours… j’te disais ça comme ça. 

- Tu me dis jamais rien comme ça. T’as une idée précise en tête, une corrélation de ton cru. Tortueuse, tordue.

- Ok, j’avoue. Ça m’fait penser à tes histoires.

- Lesquelles ?

- Bah tes histoires de cœur. Commencées, jamais terminées. En tout cas, rarement de ton fait. Toi t’entames, tu débutes, t’amorces. T’ouvres. Puis tu laisses l'idylle s’éventer. À l’autre après, de comprendre, de conclure. De refermer.

- Toi et tes symboliques cinglées. T’es vraiment barge. L’étape suivante, c’est quoi ? tu vas t’assurer que j’ai bien ôté les emballages de mes yaourts avant de les foutre au frais ? 

- Ça pourrait être intéressant.

- Ah ouais, en quoi ?  

- Conserver les suremballages témoigne d’une conduite à risques. 

- T’es dingue. Développe.

- Les cartons sont couverts de micro-organismes, parfois pathogènes. Les germes peuvent ensuite contaminer tout le frigo. Après, faudra pas s’étonner d’avoir une intoxication. Certaines, tu le sais, sont mortelles.

- Attends, c’est le type qui me baise sans préso’ qui me donne une leçon d’hygiène ? T’es vraiment merveilleux, comme mec.

- T’es pas du matin à c’que j’vois. 

- Tu me cherches avant mon café. Le risque, c’est toi qui le prends.

- En parlant d’ça, j’irai bien nous en préparer. 

- Y’a pas grand-chose à faire, ce sont des dosettes Nespresso. T’as juste à faire couler.

- Ah.

- Quoi encore ?

- Je préfère le café en grains. C’est moins rapide mais plus onctueux. Et puis les capsules en alu… Bref, je vais pas te faire un dessin.

- Bah tu sais quoi, va prendre ton crème au bar d’en face. Il est divin.

- Et toi, alors ?

- Je vais me rendormir un peu.

À mon retour du Sedaine Bar, je sonne chez Hannah, sans succès. Je sors mon iPhone pour la joindre, découvre un WhatsApp de sa part, une courte vidéo où j’observe ses doigts vernis reboucher lentement mais sûrement son gel douche Hermès, Eau des merveilles, accompagnée d’un émoji, la main qui oscille, congédie.

Fièvre eigengrau (partie 2)

On s’était promis de se voir, au sens propre du terme. De se montrer à découvert une fois notre lubie du noir bel et bien morte et enterrée, l’un comme l’autre entièrement sevrés de notre ivresse d’obscurité.

C’est donc des mois plus tard, un soir, début juillet, que je la rejoins dans son antre, ce loft où j’ai tant tâtonné, ces 70 mètres carrés où l’on s’est rencontrés de nuit, où l’on s’est plus sans un regard, où l’on s’est aimés sans savoir.

Avant même que la porte ne s’ouvre, on le sait tous les deux, il a beau être tôt, il est déjà trop tard. Qu’importe le clair du jour, le bleu voilé du ciel, les jeux sont faits. Le mal aussi.

Alors te voilà, Route barrée.

- Je préfère poète mal rasé.

- Pour moi, tu seras toujours Route barrée. Une ligne droite de brèves cabossées, un style nerveux, des phrases pressées, des mots qui prennent au cœur, au corps, une plume à perdre tous les nord. Et c’est une sudiste qui te parle. Bon, on fait quoi maintenant ?

- On fait comme on a toujours fait. On trinque, on picole, on papote sur fond de playlist en repeat. Mais cette fois, lumières allumées.

- Tu fais plus jeune qu’imaginé. 

- Ah ? 

- Une gueule de joli petit con qui retient jamais la leçon.

- Moins attirant que fantasmé ? 

- Forcément. En tout cas, disons… différent. Laisse-moi m’acclimater. Et toi, tu me trouves comment, finalement ?

À l’instant de lui rétorquer, son portable annonce un texto.

-  Mon mec. 

- Une urgence ?

- Il gère mal notre éloignement. Il se sent seul, vide. Incomplet.

- Wow. 

- Rigole. C’est sûr qu’à toi, le routard du rencard dare-dare, ça risque pas de t’arriver. Tu traces solo, t’arrêtes jamais, m’assène-t-elle en vidant son verre.

- Le voyage, la destination…Tu connais la chanson.

- Ta vieille rengaine, tu te la gardes. Faut voir comment tu vagabondes. Avec toi c’est plus du voyage, mais de la téléportation.

- Bim. Touché.

- Et puis certaines destinations valent la peine de s’y attarder, d’y séjourner paisiblement, conclut-elle, lâchant son iPhone.

- Tu lui réponds pas un mot doux ?

- Pas là, non, je vais éviter. Le vice en toi, c’est de l’inné ou de l’acquis ? 

- Bah quoi, tu vas pas le laisser dans l’noir. Et puis j’sais pas, ce soir j’me sens d’humeur confraternelle. Mon côté franc-maçon, sûrement.

- Tiens donc. Quelle obédience ?

- CLIPSAS.

- Adogmatique. Évidemment.

- J’prône la liberté de conscience. Totale.

- Ça, j’ai bien vu. T’as la libido libérale.

Le long blanc qui s’ensuit laisse place à la voix écorchée du controversé Bertrand C.

Je n’ai pas peur de la route… faudrait voir, faut qu’on y goûte… des méandres au creux des reins… et tout ira bien, là… le vent nous portera…

- Noir Dés’… T’as remis la fameuse playlist. Celle de notre toute première nuit. Acte manqué, délibéré ?

- J’espère que toi non plus, t’as pas peur de la route, car tu vas bientôt la reprendre, tu le sais ça, maugrée Maud en sifflant son verre, le quatrième.

- Éteins.

- Commence pas. 

- Recommence, toi. Éteins.

Tandis qu’elle se lève sans un mot pour actionner l'interrupteur, je la contemple une dernière fois, de dos, perchée sur d’assourdissants Stilettos, vêtue d’un simple caraco.