L'alarme

En plein milieu de nuit, le Tinder boy claque derrière lui la porte blindée de l'appart

Sa clope rougie entre les doigts, à la fenêtre de sa kitchenette, elle compte les secondes de silence 

Celles-là-même qui la sépare encore des larmes retenues depuis l’arrivée du type dans sa piaule

Voilà, ça coule et pas qu’un peu

Les pleurs passés, elle songe à texter son dealer, se ravise aussitôt

Elle ouvre le frigo, se verse le restant du rosé dans l’un des verres à pied

L’autre, celui empreint de son lipstick, elle le rince, le fout dans l’évier

Dehors, une alarme de voiture résonne

Elle imagine un casse, une fenêtre brisée

Une effraction

Un vol 

Un viol

Elle repense au type de l’appli

Il le lui a juré, avant d’entrer en elle, il les a protégés

Elle se rue dans la chambre, en quête de la capote

Rien

Pas de trace du préso ni même de son étui

Ce con a-t-il ramassé derrière lui ?

Elle le texte dans la foulée

Sa question restée sans réponse, elle clôture aussitôt son compte

Puis vire l’appli

Tous leurs échanges aussi

Les photos reçues, envoyées

Cul 

Con 

Seins 

Bite

Enfin son numéro

Demain début d’après-midi, les enfants reviennent

Le soir, tous les 3 au lit, dans sa chambre, ils lui raconteront leurs vacances

Les gamelles sur les pistes et les batailles de boules de neige

La crème solaire mal étalée

Les nez rougis

La peau qui pèle

Les chocolats chauds d’après ski 

La nouvelle copine de papa

Le flocon décroché d’Ava

La deuxième étoile de Marceau

Elle les écoutera tout sourire, le cœur serré, les dents sur le point d’éclater

Deux histoires racontées plus tard, ils finiront par s’endormir

Bien plus tard, elle aussi sombrera

Pour être réveillée, soudain, en plein milieu de nuit

Une alarme de voiture, encore

Un casse

Une fenêtre brisée

Un vol

Un viol

Elle allume la lumière, déverrouille son iPhone, s’assure d’avoir bien tout viré

L’appli

Les photos

Les échanges

Le 06

Elle se lève, file jusqu'à la douche

Sous le pommeau, les larmes de nouveau

Derrière le bruit de l'eau, l’alarme qui résonne.

Le scorpion

Paris 12, Avenue Daumesnil, un soir de semaine. D’astreinte pour garder les gamins d’Audrey, appelée d’urgence à l’hosto et en rade d’ex-conjoint dispo.

Après trois histoires contées à leur chevet, les deux enfants m’implorent d’en écouter une dernière.

-       Ok, ok, les terreurs. Mais j’vous préviens, elle sera courte. Et après, on roupille direct. Promis ?

-       D’accord… Mais pas un truc pour les bébés !, s’esclaffe Mélissa. 

-       On veut une vraie histoire de grands !, renchérit Adam.

-       Une histoire de grands, carrément. Bon… alors… elle est brève mais intense. Et très intéressante. C’est l’histoire d’un scorpion qui supplie une grenouille de l’aider à traverser une rivière aux eaux tumultueuses. La grenouille hésite. Elle connaît les scorpions… elle en a déjà croisé et s’en est sortie de justesse. Mais cette grenouille a un grand cœur. C’est dans sa nature d’être généreuse. Et puis le scorpion semble si désespéré. Elle finit donc par accepter. Arrivés en plein milieu de la rivière, devinez quoi… le scorpion la pique. La grenouille lui dit alors : « Mais pourquoi m’avoir piquée ? on va mourir tous les deux, noyés dans cette rivière. » Le scorpion lui répond : « C’est dans ma nature. Je pique. Tu le savais. Pourquoi m’avoir pris sur ton dos ? »

-       Et… ?, m’interroge Mélissa, sourcils haussés, ses grands yeux verts écarquillés.

-       Et ils meurent tous les deux, noyés dans la rivière.

-       Super, me lance-t-elle d’une moue dépitée.

-       Mourus noyés.. ah ouais, elle est pas drôle, celle-ci, d’histoire, marmonne Adam, le drap remonté jusqu’au cou. Et c’est vrai qu’elle est courte.

-       Mouais… vraiment TRÈS courte, bougonne Mélissa. Mais intéressante, j’avoue. T’aurais fait quoi, toi, Xav ?

-       À la place de qui… ?

-       Bah de la grenouille.

-       Ah. Moi je suis plutôt du genre scorpion, tu sais.

-       Pas du tout, t’es le meilleur ami de maman, t’es super gentil, tu nous gâtes tout le temps !, proteste Adam.

-       Haha, c’est vrai mon p’tit bonhomme, c’est vrai. Mais parfois… je pique. 

-       C’est pour ça qu’il a pas d’amoureuse, gros malin !, crie Mélissa à son cadet d’un air exaspéré.

-       C’est un tueur de grenouilles…

-       Allez, extinction des feux les cocos.

-       Pas si vite. Tu piques et noies les filles-grenouilles, alors. Tiens, tiens, ça aussi, c’est intéressant. Et pourquoi ? comme le scorpion, c’est dans ta nature ?, m’interroge Mélissa 

-       Qui sait. Allez, dodo.

-       Nan, moi j’y crois pas, murmure Adam. T’es pas comme ça. Et puis si c’est pour te noyer, toi aussi… en tout cas, t’es pas juste un scorpion, j’en suis certain. 

-       Je suis d’accord, acquiesce sa sœur. T’as peut-être sa queue, mais t’as un cœur de grenouille.

Tentant de garder mon sérieux, j’éteins leurs veilleuses respectives. 

-       ON DORT. Ou je pique pour de bon.

Le dimanche soir suivant, je reçois un WhatsApp d’Audrey. « Adam a insisté pour que je t’envoie son dernier dessin… sans trop comprendre, je m’exécute. Encore merci pour le baby-sitting de dernière minute. T’es un vrai pote. »

Sur le dessin du môme de 6 ans, je devine un scorpion porté par une grenouille au beau milieu d’une rivière. La grenouille, ou du moins ce qui y ressemble, est tout sourire. Le semblant de scorpion lui aussi semble aux anges. Sa queue est entièrement coupée.

Je me marre devant la photo.

-       Un énième SMS d’une amante éplorée ?, me lance Aïssata depuis l’autre côté du pieu.

Sans mot dire je la saisis par l’avant-bras, l’attire vers moi, attrape la couette, la remonte au-dessus de nos têtes et nous noie dans un noir total.