Chassé-croisé

De retour du Sud de la France après quelques jours passés dans la villa grand luxe d’amis, je fais halte dans un restaurant d’autoroute.
Comme la serveuse me fait signe de la suivre, je zieute un visage familier.
- Farah…Ça fait un bail, dis donc…
- Et pourtant, on s’est reconnus d’un coup d’œil, c’est pas mal ça ! T’es seul ?
- Seul, oui.
- Et bien joins-toi à nous, on vient à peine de commander ! J’te présente Mylène et Mia, mes deux princesses. On est en route pour Avignon. Deux belles semaines en perspective, dans le mas de mes beaux-parents.
Les deux préadolescentes plongent le nez dans leur verre tandis que je m’installe près de l’une d’elles, sur la banquette.
Le repas se déroule gaiement, les filles nous criblant de questions quant à nos années étudiantes, nos conneries en tous genres commises, nos rapports d’alors.
Le dessert terminé, les deux sœurs en rade de 4G demandent à aller prendre l’air histoire de choper une ou deux barres de réseau supplémentaires.
Restés seuls, je questionne librement Farah :
- Et le père ?
- Une couille molle. Un handicapé de l’amour qui baise comme il se brosse les dents. Je reste pour mes deux poupées. Mes deux poumons. Sans elles, j’aurais déjà pris la tangente.
- En parlant de poumons…Les tiens défient la gravité avec toujours autant d’aplomb.
- Ah oui, tu trouves ? Ça fait plaisir, un compliment…Même si désolément trivial.
- Que dirais-tu de s’voir à ton retour sur Paris ?
- J’en dis que la rentrée me tarde.
- Parfait. Bon, j’vais régler à l’accueil, je vous invite toi et les filles.
Comme la serveuse me rend ma carte, je vois Farah sortir de table à pas comptés puis s’avancer lentement vers moi, la démarche claudicante.
- Bah oui, j’ai une patte folle. Conséquence d’un AVC postnatal. Bon, tu m’laisses ton numéro, je t’appelle une fois remontée ? Me demande-t-elle, portable en main.
Regard fuyant, voix bredouillante, j’énonce à peine les premiers chiffres que Farah me coupe d'un ton sec :
- J’te note plutôt l’mien.
Quelques minutes plus tard, installé derrière mon volant, le papier griffonné en main, j’observe Farah regagner sa voiture, Mylène et Mia à chaque bras.

La relique

Mon studio mis en location sur Airbnb à la mi-juin, j’accueille au début de l’été un couple de trentenaires néerlandais, Tom et Paullie.
D’entrée, on sympathise et sitôt la visite des lieux achevée et les clés remises aux bataves, on file tous les trois boire un verre.
Autour d’une bière fraîche, Paullie me déroule le programme du séjour : Tour Eiffel, Notre-Dame, Invalides, Sacré-Cœur…
- Les Catacombes, j’irai seule. Je veux pas rater ça et comme Tom est claustro’…
- J’aime pas trop la savoir seule dans la ville avec ce climat d’insécurité, mais bon…
- Bah perso, j’y ai jamais mis les pieds mais ça m’a toujours bien tenté. Du coup, si ça peut t’rassurer, et si ça dérange pas Paullie, j’me joindrais bien à elle.
- Aucun problème, enchaîne aussitôt le grand blond, j'préfère de loin la savoir avec le meilleur guide local à ses côtés !
Le jour de la visite, je retrouve donc Paullie à la station Denfert-Rochereau. Tandis qu’elle monte les marches de la bouche de métro, je la mate comme un affamé : débardeur blanc cintré, mini short en jean et Stan Smith ; la hollandaise m’échauffe le sang.
Arrivés sur place, on se trouve stoppés net par un barrage de police.
- Une alerte à la bombe. Ils sont en train d’évacuer le site. C’est râpé pour notre petite virée macabre.
- Du coup, tu proposes quoi ?
- Boire un verre chez moi, t’es partante ?
- Tirer un coup, quoi. Avec Tom qui m’attend sagement à l’appart’. C’est un peu glauque, tu crois pas ? Me rétorque Paullie, plus amusée qu'outrée.
- Pas pire que d’aller arpenter les allées souterraines d’un ossuaire municipal…
- Haha…Et pas de menace terroriste, c’est ça ?
- À part un attentat à la pudeur, en effet tu cours pas grand risque.
- T’es drôle et t’as du charme mais je vais décliner ton offre…Allons plutôt au Père-Lachaise, c’est sur ma to-do list.
- Décidément, t’es en mode memento mori...
- T’aurais préféré carpe diem, je sais. Mais c’est vrai, j’aime tout ce qui a trait aux restes, aux vestiges…
On passe le reste de l’après-midi à sillonner les allées pavées du cimetière mythique, croisant touristes de tous pays équipés de perches à selfie et autres volatiles sinistres.
La semaine suivante, tandis que je donne un coup de propre dans le studio en vue d’accueillir les prochains occupants, je tombe sur un string en dentelle au fond d’un tiroir de rangement. Glissé dans le tissu en fil de soie, un petit mot manuscrit : " Merci pour cet après-midi « mortel ». En espérant te donner goût aux belles reliques. P. "

Transit tanzanien

En escale à Dar es Salaam, j’achève la lecture d’un bouquin dans le hall principal de l’aéroport Julius Nyerere International en attendant l’appel des passagers, désormais imminent.
- "Le nègre du Narcisse"…Drôle de titre, m’interpelle ma voisine de gauche, une métisse aux tresses jusqu’aux fesses. Ça parle de quoi ?
- C’est un huis clos marin. Une traversée Bombay-Londres qui vire à la lutte contre les éléments autant qu'à la lutte intestine. Un conte moral sur la nature humaine, sur fond de forces de la nature. Vents mauvais, mer déchaînée, mutinerie, manigances…Une vraie tragédie maritime. Et sans escales, s’il vous plaît. Je le termine tout juste. Superbe !
- Conté comme ça, ça donne envie…Mais je trouve le titre raciste.
- Si vous l’dites. Habituée des aéroports ?
- Plutôt oui. Je suis directrice de l’Alliance française d’Arusha, toujours entre deux avions.
- Une diplomate…
- Voilà. Et vous, vous voyagez ?
- Énormément ; et v’là mon principal moyen d’transport, dis-je en brandissant le livre.
- Ah, mais ça c’est autre chose…Je vous parle de parcourir le monde. D’oublier un temps ses repères, s’ouvrir à d’autres cultures, découvrir d’autres modes de vie…
- Alors vous allez être déçue, j’suis pas du genre à arpenter la planète en backpack et rangers…
- Un doux rêveur, quoi.
- Au contraire, je m’évade pas si aisément…J’ai besoin d’une bonne histoire, et elles ne sont pas si fréquentes. Ça peut vous emmener loin, très loin, une bonne histoire.
- Encore faut-il qu’elle soit bien racontée. Avec les bons mots. Et quand l’auteur emploie le terme « nègre », moi ça me donne pas envie.
- Décidément, ça vous travaille….L’œuvre date de 1913. Lire ce bouquin, c’est aussi voyager dans le passé, une époque où ce substantif n’avait pas la connotation péjorative qu’on lui connaît aujourd’hui. Vous parliez d’oublier ses repères…On y est.
Notre échange est interrompu par la voix off d’une hôtesse nous invitant à embarquer.
- J’file aux toilettes avant d’remonter dans l’avion, vous gardez un œil sur mon sac ?
La grande métisse acquiesce d’un signe de tête, le regard dans le vague.
À mon retour des gogs, je trouve mon sac sans surveillance ; la diplomate a disparu, avec elle "Le nègre du Narcisse".

La Blouse Rose

Admis en plein milieu de nuit aux urgences de Bichat pour un problème de tuyauterie, bientôt je me retrouve sondé, un cathéter au bout du bout et une poche scratchée à la cuisse.
Sorti du box d'intervention sur un brancard, on me colle dans un coin du hall en attendant les résultats des prises de sang et autres examens de routine.
Sonné par la pose de la sonde, je sommeille autant que possible, sans cesse sorti de ma torpeur par les internes gueulards, les néons blafards et les sonneries en tous genres.
Dans mon champ de vision brumeux, je distingue une forme frêle, tassée, se rapprocher à petits pas.
- Un peu de compagnie, monsieur ?
- Il est bien trois heures du matin, j’dois être en train de rêver. Ou plutôt d’halluciner.
- Mais pas du tout, rassurez-vous, s’esclaffe-t-elle d’une voix chevrotante. Je me prénomme Iris, Blouse Rose bénévole. À vos côtés pour vous soutenir. Vous changer les idées. Vous arracher à votre mal et vous redonner le sourire. Vous écouter.
- Même à cette heure tard-…
- Insomniaque de longue date, mon ami. Depuis le décès de Georges, mon époux, il y a maintenant vingt-trois ans. Alors à toute heure, je suis là. Là pour aider les autres. Donc dites-moi tout, jeune homme : que vous arrive-t-il ?
- Complications d’une prostatite. Rétention aigüe d’urine. Ils ont dû me poser une son-….
- Oh, j’ai connu ça ! Enfin, mon mari…Dans ses dernières semaines, il l’avait en permanence, à domicile. Tumeur de la vessie. Ça a débuté par du sang dans ses urines. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous sortions d’une pièce en cinq actes, jouée au théâtre Edouard VII. Georges me propose alors d’aller dîner au Café de la Paix, un peu plus loin vers Opéra, vous voyez ?
- Bah bien sûr, qui ne connaît pas le Caf-….
- Soudain Georges accélère le pas, pris d’une envie pressante. Sitôt entrés dans l’établissement, il file se soulager tandis qu’un serveur - un grand maigrichon moustachu, je m’en rappelle encore -, me place. Quand mon pauvre amour me rejoint, il est raide comme un piquet, pâle comme un linge. Je vous le donne en mille.
- Il avait du sa-…
- Il pissait rouge, oui. Enfin lie-de-vin, comme il disait, mon Georges…Même dans ces moments-là, il restait dandy, délicat. L’élégance faite homme. Bref, après tout est allé très vite. Mon premier amour. Mon seul amour. On s’est connus à 17 ans, pensez-vous ! 37 années d’un grand bonheur, qui brutalement s’est terminé.
Abruti par son débit fleuve, je puise dans mes dernières ressources pour émettre une ultime réplique :
- Et si vous m’racontiez comment tout a commencé…
- Ma foi, avec joie, jeune homme.
Quelques secondes écoulées, c’est au son du doux babil de la Blouse Rose que je sombre enfin dans le noir.

Petits arrangements entre soi

Mon appart’ prêté à Eric le temps d’un 5 à 7 avec son amante Olivia, j’attends dans un troquet du coin un texto-feu vert de sa part pour regagner ma piaule.
Après réception du message, je rentre, toque à ma propre porte ; la mine morne et l’air éreinté, Eric m’ouvre :
- T’es un vrai pote.
- Bah y’a pas d’quoi…
- C’est vraiment temporaire, tu sais. Le temps que j’trouve une garçonnière. Elle veut plus aller à l’hôtel. Bref…Les verres sont lavés, les draps changés, les présos jetés, termine-t-il d’une voix traînante.
- Et toi tu m'as l'air rincé, mon coco.
- Disons que tout c’cirque commence à m’user.
- Bah arrête avec elle, alors. Ou bien divorce.
- C’est pas Olivia. Ni Caro. C’est moi. J’sais plus où j’en suis, qui je suis. Un coup amant fidèle, un coup mari modèle…Surtout un connard fini, ouais.
- Sois pas trop dur envers toi-même, vieux. T’es comme tout l’monde, tu fais comme tu peux.
- J’préfèrerais faire comme je veux.
- C’est pas déjà l’cas ?
- J’voudrais pas avoir à mentir.
- Y’a que les enfants qui mentent pas. Et encore, passé 6 ans, c’est terminé. Après, on s’arrange avec la vérité, on s’octroie quelques libertés.
- C’est bien l’problème, ça m’réussit pas d’être libre.
- C’est vrai, t’es pas câblé comme ça.
- Marié tôt, jeune papa, dans la même boîte depuis plus d’quinze ans. J’ai besoin d’avoir mes repères, mes piliers. J'sais pas comment tu fais pour être seul...
- …Même dans ta double vie, t'es stable. Ça fait bien deux ans avec Olivia, nan ?
- Bientôt trois…
- Et bé. Si ça peut t’rassurer, moi j’appelle pas ça être libre.
- Ah ?
- Ouais, plutôt un gros fil à la patte.
- Dit comme ça...Moi j'trouve ça tellement rassurant.
- Grand malade. T’as l’temps d’trinquer autour d’une bière ?
- Caro m’attend pour 20h, on dîne chez ses parents. Tu sais, j’crois que j’l’aime.
- Caro ?
- Olivia.
- Et Caro ?
- Évidemment que j’l’aime, Caro.
- Ah.
- Allez, j’file. Encore merci, hein. On s’appelle.
- Ça marche. Et oublie pas d’t’aimer un peu, toi aussi.
La porte d’ascenseur se referme sur mes derniers mots prononcés.

Plongée de nuit

Hurghada, station balnéaire égyptienne située au bord de la mer Rouge et site incontournable pour tout grand cinglé de plongée. Parti pour une dizaine de jours avec un club d’habitués, des couples en grande majorité, ceux-ci m’intègrent aussi vite que généreusement dans leur petite communauté.
Tortues vertes, poissons-perroquet, murènes, balistes, barracudas, raies pastenagues à taches bleues…Au fil des descentes quotidiennes, la faune sous-marine s’offre à moi dans un incessant ballet, multicolore et silencieux.
Un soir, le dîner de groupe expédié, tous vont regagner leurs pénates à l’exception d’Aurore et moi, partants pour une petite virée. Son mari, trop exténué pour bougonner, nous laisse filer sans un regard.
Accoudés au zinc d’un bar à touristes de la Hurghada Marina, je la questionne sur son goût pour la plongée. Après un temps de réflexion, la brune aux yeux lagon se lance :
- En deux mots : solitude et sérénité. Allez, trois : silence. Je suis pas du genre grande bavarde, expansive. Par contre une affective, ça oui. Sous l’eau, j’évolue au calme. Seule mais entourée. Bref, une passion qui me résume bien.
- Et avec Thomas, ça fait longtemps ?
- Seize ans le mois prochain.
- Ah ouais quand même…
- On s’est connus à Zanzibar, sur l’atoll de Pemba. Manta Point est un des plus beaux spots de plongée. Un mordu, lui aussi.
- Et ça dure…
- Disons qu’on s’est bien trouvés. Quand t’y réfléchis, tu peux corréler couple et plongée : tout se joue dans les gestes, les silences, les regards…
- …Et puis cette propension à savoir garder la bonne distance. S’approcher, mais pas trop.
- Là, tu touches du doigt un gros écueil : Thomas ne m’approche plus du tout.
- Tu dois pas être assez « étoile de mer » à son goût…
- Je te confirme que j’ai rien d’un échinoderme.
De retour à l’hôtel, j’entraîne Aurore dans ma chambre et, à sa demande expresse, la baise debout contre la porte.
Le zizi-panpan achevé, elle se débarbouille à la hâte face au miroir de la salle d’eau.
- C’est ça qu’tu voulais ? Que j’te prenne comme un soudard en permission ?
Sans réponse de sa part, j’enchaîne tout en remontant mon froc :
- Ça t’a plu au moins ? J’sais même pas si t’as joui. Perso, j’ai pris mon pi-…
D’un index posé sur ses lèvres ponctué d’un air gentiment las, elle me réduit au silence avant de filer comme une ombre.

La meilleure place

Un soir d’été, je sors de chez un couple d’amis installé dans le 14ème. Comme je remonte à pattes la rue des Thermopyles, j’arrive à hauteur d’une vieille dame chargée d’un imposant carton. Voyant ses maigres bras fripés peu à peu lâcher prise, je m’approche et lui viens en aide.
- J’vous pose ça où, madame ?
- Vous êtes bien aimable, monsieur. Et bien ici, avec les autres encombrants.
À quelques mètres de nous, au pied d’un mur recouvert d’abondantes glycines, je découvre une pile de trésors : un samovar en cuivre argenté orné de superbes motifs "grappes de raisin" et "feuilles de vigne" ; une boîte à musique Khokhloma au couvercle laqué, la Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux de Moscou peinte dessus ; un tapis Kazak aux couleurs éclatantes, tout en formes géométriques ; des caisses pleines de disques 33 et 78 tours des plus grands compositeurs russes : Glinka, Chostakovich, Liadov, Taneïev, Scriabine, Medtner…
- Vous allez pas balancer ça ?!
- Et pourquoi pas…C’était à mon défunt mari. Et avant lui à ses aïeux.
- Il était russe ?
- Pure souche. De Nijni Novgorod.
Constatant mon air embêté, elle pose sa main tâchée sur moi :
- Ce sont juste de vieux objets.
- Peut-être mais ça m’fait mal au cœur. Les voir finir aux encombrants…
- Et pourtant, si vous saviez comme ils m’encombrent ; le cœur, la mémoire, l’esprit. Il y a de quoi devenir folle, de vivre avec pareils souvenirs. Je préfère m’en débarrasser. Et si ça peut faire le bonheur de quelqu’un…Le vôtre, par exemple ?
- Bah pour sûr que ça m’intéresse…Mais bon, chez moi c’est pas la place Rouge, j’sais pas où j’vais caser tout ça. De plus, c’est pas vraiment raccord avec ma déco du moment. Et puis pour transporter c’barda...
Mes derniers propos sont couverts par un violent crissement de pneus. Une Renault Clio cabossée pile devant nous, deux tourtereaux homos genre bobo rétro en surgissent.
- On peut ? demande le plus costaud.
Prenant acte de mon silence, la dame aux cheveux blancs répond :
- Mais servez-vous, messieurs.
Sans un mot, on les observe charger toutes les pépites venues de l’Est dans le coffre et sur la banquette. La bagnole chargée à ras bords, ils repartent à toute blinde et bifurquent au premier coin de rue.
- Voilà, c’est fini…
- Allons, ne faites donc pas cette tête. C’est pour le mieux : ils n’avaient plus leur place chez moi, ils n’avaient pas leur place chez vous.
- De la place, j’aurais pu en faire…
- Vous aurez bien le temps plus tard, va. Écoutez, en haut il doit me rester son bel étui à cigarettes, avec briquet intégré. Recouvert de cuir noir, avec dessus les armoiries du KGB, gravées en cyrillique et en relief. Je vous en raconterai l’histoire…Il a bourlingué, ce bidule. Ça vous dit ?
- Et comment !
L’instant d’après, j’emboîte le pas à la vieillarde.

Fin de contrat

Dernier jour à l’agence. Dernières heures passées à occuper ces lieux, arpenter ces couloirs, croiser ces visages familiers, hostiles et amicaux, sentir ces présences quotidiennes, stimulantes et pesantes.
Mes dossiers bouclés et transmis, mon bureau ordonné, mes tiroirs vidés, je prends la direction « des canaps », point névralgique situé dans le hall de l’agence : on y bosse, on y bouffe, on y pionce, on y gueule, on y chiale, on y rit. Et on y fait ses adieux.
Cerclé d’une petite assemblée, un gobelet en plastoc en main, j’évoque une flopée de souvenirs : de gênants à géniaux, d’aigres-doux à tragi-comiques, d’ordinaires à inoubliables.
Mes cadeaux déballés - beaux bouquins, bons d’achat, disques vinyles et autres babioles en clin d’oeil -, j'enchaîne les tête-à-tête avec chacun, évoquant passé, présent et futur.
Quand vient le tour de Noémie, une brune à lunettes Pantos du service commercial avec qui j’avais pris la grisante habitude d’aller folâtrer aux chiottes femme du dernier étage, l’échange verbal tourne court :
- On s’offre une dernière fois là-haut ?
- Je suis pas certaine que ce soit une riche idée…
- Avoir des idées, c’est mon job. Et la meilleure dont j’ai pu accoucher ici, c’est bien nos pauses baise journalières.
- Tu sais, pour moi t’es déjà parti.
- Bah nan, la preuve, j’suis là, d’vant toi. Ce s’rait pas plutôt ton désir qui aurait pris la clé des champs ?
- Disons qu’il n’a plus d’raison d’être. Ce qui toi te galvanisait, c’était le côté clandestin…Et moi le côté quotidien…C’est gourde une femme, hein. Là, de savoir qu’on s’reverra plus, ça m’rend plus morose que mouillée.
- Rien n’nous empêche de remettre ça. Chez toi, chez moi, voire à l’hôtel…
- …Une fois tous les trente-six du mois. On n’avait pas signé pour ça, conclut-elle d'un haussement d'épaules tout en faisant claquer sa langue.
Après les dernières embrassades, je quitte l’endroit, zieute mon portable avant de monter sur ma brêle. Sur What’sApp, j’ouvre un message de Noémie : un selfie sexy d’elle seins nus, dans notre repaire sanitaire, assorti d’une légende maline :  "petite indemnité d'départ…".


Aparté aérien

Pareil aux nombreux invités rassemblés par Manon à l’occasion des 40 ans surprise de son mec Antoine, coupe de champ’ à la main, j’attends l’arrivée, désormais imminente, du principal intéressé.
Son entrée célébrée, les bougies soufflées, le gâteau coupé-dégusté, je tape quelques brefs brins de causette avec des visages familiers. Le crâne rapidement saturé, je m’éclipse reprendre un peu d’air sur le balcon filant de l’appartement haussmannien.
Tandis que d’un œil gentiment voyeur je mate les intérieurs d’en face, Antoine vient prendre appui à mes côtés sur la rambarde en fer forgé.
- Ça y est, t’es rincé ? ricane-t-il en sifflant sa flûte.
- Hey, déjà j’suis venu…Tu sais qu’le papotage et moi, ça fait deux. Bon, Manon t’a gâté mon coquin.
- Ouais. J’sais pas pourquoi elle fait tout ça. Nous deux, c’est devenu un jeu de massacre au quotidien. Ça rime à rien de s’bécoter devant les copains alors qu’sitôt la porte fermée, c’est la guerre totale. On s’aime mais on n’y arrive plus.
- À quoi ?
- À s’le montrer. Tout est prétexte à s’étriper. Quand l’un est pour, l’autre est contre.
- Et inversement…
- Voilà. On est à bout. J’ai 40 berges sur mes papiers, j’en ai 80 dans ma tête. Faut qu’ça cesse. Tu f’rais quoi toi ?
- Arrête.
- Bah quoi ?
- Si tu m’racontes tout ça, c’est pas pour que j’te sorte des conseils minables, dignes d’un conseiller conjugal.
- Et pourquoi j’t’en parle, selon toi ?
- Pour évacuer. Toi et moi on sait bien qu’y a rien qui va changer.
- Et pourquoi pas ?
- J’ai beau être un puceau du couple, j’commence à connaître la chanson. Ça râle, ça gueule, mais à part quelques verres qui volent, bien souvent au final rien n’bouge. Seulement, c’est humain. Parfois faut bien décompresser, vider son sac. Reprendre son souffle. Pas vrai ?
- Pas faux. Bon, et toi, t’en es où ?
- Marre de cette vie de bâton d’chaise. D’être en mode arrosage automatique sur la première belle plante qui passe. D’enquiller les coups d’un soir sans jamais qu'l'amour voit l'jour. L’impression d’être un fonctionnaire du fion, un marathonien du coup d'reins. J’ai 38 berges sur mes papiers, j’en ai 80 dans mon slip. Faut qu’ça cesse. Tu f’rais quoi toi ?
Partant tous deux dans un rire franc, on retourne parmi les convives.

Bas instincts, hautes priorités

Un début d'après-midi en semaine, posé sur mon sofa, un verre de Sancerre à la main, j’attends Sarah, une escort occasionnelle bookée pour 1 heure.
Laconique dans ses sms lors de la prise de rendez-vous, elle me bombarde de messages avant son arrivée, me signifiant un retard toujours plus important.
Quand elle débarque enfin, il est quasiment 15h30. Prenant soin d’éviter de croiser mon regard, elle saisit mon enveloppe tendue, se dessape illico et me demande d’en faire autant. Une branlette ni fait ni à faire, une pipe torchée en deux coups de langue, elle se positionne en levrette, bien calée sur ses paumes.
Irrité par son empressement, je stoppe net les festivités.
- Hey, j’ai payé pour 1 heure de sexe, pas pour 10 minutes de quickie.
Sans quitter sa posture doggy style, elle éclate en bruyants sanglots.
Le nez mouché, les yeux séchés, elle m’explique alors son urgence : prévenue ce matin seulement du décès de son oncle et de l’enterrement ce jour-même, elle n’a pas voulu m’annuler, trop tentée par cette nouvelle rentrée d’oseille.
- J’ai déjà raté la messe de funérailles, j’aimerais arriver avant la fin de l’inhumation...
- Bah on pouvait reporter notre petite sauterie…Bon, il est enterré où, cet oncle ?
- Au cimetière intercommunal de Puiseux-Pontoise.
- Ah ouais, pas la porte à coté en plus…Bon, ça t’dit que j’t’accompagne en brêle ? ça ira plus vite qu’en métro ou en tacot ; à cette heure-là ça commence déjà à bouchonner.
Surprise, soulagée, elle accepte d’une moue fatiguée.
Quelques minutes plus tard je m’engage plein gaz sur le périph’, ceinturé par les mains crispées de Sarah.
Arrivés dans l’endroit funèbre aux alentours de 17h, on se hâte vers la tombe familiale. Déserte, abandonnée aux herbes folles, quelques gerbes posées ça et là témoignent d’un passage tout récent.
- Bon bah apparemment tout l’monde a déjà levé l’camp…J’suis désolé.
- On n’est pas très famille, chez nous. Il devait pas y’a avoir grand monde.
- Tu veux qu’j’te laisse te recueillir ?
- Un court instant si tu veux bien, oui, me murmure-t-elle en se signant.
En début de soirée, tous deux installés dans un coin d’un troquet local, Sarah se livre entre deux gorgées de vin rouge :
- Étrange, ces circonstances d’adieux. Dans mon entourage, il était le seul à savoir pour mon activité d’escort. Il jugeait pas, s’amusait même de mon sens des priorités : « le vénal avant la morale », comme il disait. Ça l’aurait bien fait marrer de me voir devant sa tombe, accompagnée d’un client…En tout cas, faut croire que toi aussi t’as le sens des priorités. J’apprécie ta bienveillance. Tiens, voilà ton fric. On rentre sur Paris et tu me baises à l’œil ; t’en dis quoi ?
Je me tourne aussi sec vers le zinc :
- La note s’il vous plaît !






Un bon moment

Plantée à la dernière minute par son capitaine d’industrie de mari, ma bonne copine Nada me propose de les rejoindre, elle et son fils, dans leur résidence secondaire grecque, sur l’île de Santorin.
Si la luxueuse villa du couple m’offre un confort hors-norme avec sa vue panoramique sur les îlots volcaniques de la caldeira, sa piscine en émaux de verre aux teintes blanc-bleu et son jacuzzi taille colosse surplombé d’une pergola bioclimatique…Leur môme de 8 ans, lui, me réserve un accueil spartiate.
Sans doute déçu, et quoi de plus normal, qu’un quasi-inconnu remplace son père au débotté, il ne m’épargne rien, du moins les premiers temps : caprices intempestifs, râleries non-stop, regards assassins et conneries en pagaille. Au fil des balades en bateaux, des excursions sur l’archipel, des apéros mezze-saganáki et autres sessions de wakeboard, Liam se détend progressivement, sans jamais baisser totalement sa garde.
Le dernier matin du séjour, je l’emmène pêcher aux aurores sur les rochers de la Baie d’Amoudi. Rare moment « entre hommes » des vacances, Nada étant constamment de la partie, le bambin m’offre un tout autre visage : celui d’un enfant de 8 ans, curieux de tout, sans filtre.
- Et pourquoi t’as pris la place de papa ?
- Ton papa a beaucoup d’travail. Crois-moi Liam, il aurait préféré passer tout c’temps avec toi. Seulement…Bah quand t’es grand, tu peux plus faire tout c’que tu veux.
- Mais toi tu peux, regarde, t’es venu au dernier moment.
- Moi, c’est différent…
- T’as pas d’amoureuse et d’enfant, m’a dit maman.
- C’est vrai.
- Ben du coup moi j’pensais qu’t’aimais pas les enfants. C’est pour ça qu’j’étais pas content. Pourquoi t’en as pas ?
- C’est compliqué…
- D’en avoir ?
- Ouais, d’en avoir. De vouloir en avoir. De s’dire qu’on veut pas en avoir. De s'dire qu'on va pas en avoir.
- J’comprends pas.
- C’est normal ça, tu comprendras plus tard…Et encore, c’est pas sûr. Bon, ça mordille ?
- Nan…Tu m’as dit qu’ça devait vibrer et tirer sur le fil, j’sens rien.
- Ça va v’nir…Et si ça vient pas, c’est pas grave. On passe un bon moment, nan ?
- Ouais, un bon moment.

Mauvais traitement, bon sentiment

C’est un vendredi soir de juin, au terminal 2F de Roissy, que je guette l’arrivée de Camilla, une chérie napolitaine venue passer le week-end à Paris. Tandis que les premiers passagers débarqués défilent sous mes yeux, je ressasse fiévreusement nos baises volcaniques dans son duplex de Vomero, le quartier huppé de Naples.
Elle se pointe finalement. Une étreinte prolongée et zou, on file prendre la route direction mon appart, ma queue pareille à celle d’un rat qui va aux pommes.
- Alors, tu m’emmènes où ce soir, bel ragazzo ?
- Ah, tu veux sortir…
- Certo che sì ! T’es fatigué ?
- Bah nan mais j’pensais qu’on aurait pu fêter nos retrouvailles façon sushis, sexe et Chianti….
- Hum, je suis pas certaine que ce soit une bonne idée. Emmène-moi plutôt boire des bières dans un endroit sympa…Et puis on verra bien.
Bougon mais beau joueur, j’acquiesce d’un gai « si signora ».
Son sac déposé et Camilla douchée-changée, on ressort rejoindre quelques-unes de mes connaissances dans un bar de la Butte-aux-Cailles.
Véritable aimant à baiseurs du fait de son minois de madone amalfitaine et de ses courbes de ritale fatale, Camilla se retrouve encerclée d’un essaim d’excités du zgeg à peine vingt minutes après notre arrivée.
À la fermeture du bar, sans nouvelles d’elle, je pars à sa recherche, en vain. Un des vautours à tête de nœud qui gravitait autour d’elle me renseigne enfin :
- J'l’ai vue partir y’a environ une heure avec Max, un habitué.
- Un habitué d’quoi ?
- Bah des lieux. Et du chopage sauvage. Mais t’fais pas d’bile pour ton amie, c’est un type chouette.
Vexé comme un pou sur le crâne d’un chauve, je rentre à l’appart en Uber, fin bourré.
Sitôt la porte poussée, mon regard embrumé s’arrête sur le sac de voyage de Camilla, resté ouvert. Une boîte couleur parme, illustrée d’une femme nue, attire mon attention. Fumasse à l’idée qu’elle ait songé à emporter un quelconque sextoy pour le séjour, j’examine l’objet plus avant : "TINIDAZOLE - trattamento per vaginosi. E 'indicato negli adulti nelle seguenti infezioni: trichomoniasis urogenitale, vaginiti aspecifiche". Un sourire de gamin joyeux emplit mon visage quand je découvre les deux plaquettes de comprimés enrobés dont l’une tout juste entamée. Grazie mille cara Camilla. Coraggio, Max : voir Naples et mourir.
La boîte reposée, mon amour-propre rasséréné, je plonge tête vers mon oreiller et m’endors sans difficulté.

Causerie suspensive

En quête d’un nouveau nid depuis plusieurs mois, j’enquillais les visites d’apparts sans jamais m’exalter pour l’un d’eux, aucun ne comblant mes attentes, ne parvenant à satisfaire mes exigences. Exigences qui, selon Laurence ma négociatrice immobilière, tenaient davantage du cahier des charges d’assemblage aéronautique que de la check-list d’usage de proprio en devenir.
D’abord d’une froideur hitchcockienne, Laurence, une blonde quadra’ au style bourgeoise banlieusarde, avait finit par se détendre au fil de nos rendez-vous infructueux. Elle s’amusait à présent de mon insatisfaction chronique et chaque visite s’achevait désormais d’un p’tit noir au café du coin.
Ainsi, un mardi fin d’après-midi, sur une des banquettes du Havane, un troquet d’une rue du 3ème, elle me pique entre deux gorgées :
- Vous et vos chimères foncières !
- J’préfère parler d’espérances esthétiques…
- Si vous voulez…Et dites-moi, c'est pareil avec les femmes, vous êtes dans le pinaillage perpétuel ? À votre âge, croire encore au coup de foudre relèverait plus de l’immaturité crasse que d’un charmant idéalisme.
Chauffé par sa verve sentencieuse, je l’atomise d’un scud scabreux :
- Détrompez-vous, à ce niveau j’suis plutôt coup d’foutre que coup d’foudre. Pas d’attentes particulières, plutôt du genre à faire le tour de la propriétaire au pas d’charge qu’à contempler l’état des lieux et inspecter les finitions…Et tant pis si les murs craquèlent ou la peinture s’écaille.
- Au pire un rapide coup d’pinceau, c’est ça ?
- Ou bien d’marteau-piqueur. À voir en fonction d’l’état des cloisons.
On termine nos tasses bouche cousue et quand on se sépare au métro, c’est d’une poignée de main hâtive.
Le lundi suivant, un dénommé Antoine me contacte par téléphone. Négociateur nouvellement recruté, maintenant en charge de mon dossier, il me propose la visite d’un "bien d'exception tout juste mis sur le marché qui pourrait bien m’intéresser".

Amitié littorale

Réveillé par la sonnerie du portable un samedi d’avril, c’est paupières de plomb et sourcils grognons que j’articule un « allo » pâteux.
À l’autre bout du fil, Yaëlle, une bonne amie, semble avoir les mêmes peines que moi à émettre le moindre son distinct. La voix obstruée d'abondants sanglots, elle m’explique le topo : une résa  effectuée pour elle et son mec Dan à l’hôtel du Golf de Deauville, un potentiel week-end de rêve qui vire au cauchemar conjugal : à quelques minutes du départ pour le 4 étoiles niché sur la côte normande, elle vient de quitter l’appart en trombe suite à l’interception d’échanges sextos entre son jules et une collègue de taf. Elle me propose d’être son +1. Je lâche un « banco » sans entrain. Peu après dans la matinée, je grimpe d’une jambe mollassonne dans son Nissan Juke rouge grenat.
Les premiers kilomètres passés à chouiner se muent rapidement en rires de concert et en joutes verbales teintées de railleries complices. Les deux cent bornes avalées, on se gare devant l’imposant bâtiment tout en colombages et boiseries.
Sitôt son sac jeté sur le lit kingsize, Yaëlle attaque le minibar, s’enfile une mignonette de Jack.
- Hey, mollo sur la bibine, il est même pas midi. J’ai vu qu’ils prêtaient des vélos…On pourrait pédaler jusqu’aux Planches, aller trinquer au Bar de la Mer puis manger un bout au Ciro’s. T’en dis quoi ?
- Vas-y…Le temps d’un p’tit somme et d’une douche, j’te rejoins…
Vers 13h, comme je taille une bavette avec l’écailler du restau de plage, mon téléphone tintinnabule. Un selfie de Yaëlle à poil, dans la douche à l’italienne. Le pommeau collé au pubis, seins savonneux, yeux vitreux imbibés d’alcool, langue toute sortie.
- Pour quelqu’un qu’les sextos révulsent…
- Faut soigner le mal par le mal. Tu m’trouves comment ?
- Bandante. Pathétique mais bandante.
- Tu rentres à la chambre ?
- Pas envie d’un plateau d’fruits d’mer ?
- Plutôt d’une baise sur un plateau.
- T’as trop bu.
- J’ai trop faim.
- Mouais. J’arrive.
De retour à l’hôtel, je toque trois coups à la porte de la suite luxe, ponctués d’un malicieux « service d’étage ». Sans réponse, je fais jouer la carte magnétique. Sur la console du salon, un billet vert accompagné d’un mot manuscrit de Yaëlle sur du papier en-tête d’hôtel : « Dan a aimé mon sexto. Je rentre. Le séjour est réglé. Pour les extras fais-toi plaisir, ils ont mon numéro de carte. Ci-joint de quoi te payer le retour. Profite et pardonne-moi. »
Un copieux room-service plus tard, c’est en peignoir blanc et mules éponge que je me dirige vers le spa.

Mauvaises habitudes

Assis seul à la terrasse du Franc-tireur, une brasserie du nord-ouest parisien, je profite d’un soleil printanier qui peine à faire son trou entre deux cumulus taille mammouth. Tout occupé à parcourir les colonnes d’un quotidien, l’iPhone de ma voisine de table vient m’extirper de ma lecture.
- Une alerte sonore familière…Ça mord sur Tinder ?
- À pleines dents ! » me répond-elle embarrassée mais souriante, en tripatouillant son portable.
L’entente s’installant rapidement, Emma m’explique alors son envie de rencontres classiques après des mois de rapports tarifés sur des sites d’escorting.
- Remplir son compte en banque c’est chouette, se vider de sa substance, ça l’est moins…L’adrénaline de l’enveloppe blanche garnie de billets verts-jaunes-mauves, ça va un temps. Besoin de désirer l’autre, de tout mon être. Envie de réciprocité sensuelle, d’une sentimentalité normale.
Tandis qu’on enchaîne les cafés en se narrant nos aventures 2.0, son téléphone claironne non-stop.
- Désolée, des clients un peu trop fidèles. Ma batterie va bientôt lâcher, faudrait que j’aille la recharger. J’t’offre un verre chez moi ? J’habite à deux pas, un studio riquiqui sous les toits mais paraît-il plutôt cosy.
Sitôt dans sa maison de poupée, Emma me chope à pleine bouche, les mimines tout affairées à me délester de mon jean.
- Envie de me sentir pleine. De ta langue, de tes doigts, de ta queue.
- Tant que c’est pas de mes pépètes…
C’est aux aurores, suite à une nuit d’intense culbute que je m’apprête à quitter la piaule exiguë.
- Tu restes pas ? C’est dimanche…On pourrait s’endormir ensemble pour mieux se réveiller l’un l’autre.
- J’préfère pioncer seul…Sale habitude que j’ai prise.
- Je comprends.
Après un bref passage aux gogs situés sur le palier, communs à tout l’étage, je salue Emma et me tire.
Sur le trajet du retour, alléché par l’odeur de viennoiseries tout juste sorties du fournil, je m’arrête à La mie dorée, ma boulangerie de quartier. À l’instant de passer en caisse, je découvre mon larfeuille vide, démuni du moindre billet. Au fond du compartiment pièces, un bout de papier griffonné coincé entre quelques malheureux cents : « Les vieilles habitudes ont la vie dure...☺».

Vendange tardive

De passage à Avignon pour affaires familiales, je profite de l’occasion pour appeler une amie d’enfance située à Châteauneuf-du-Pape, à quelques vingt kilomètres de là.
Maquée depuis seize ans à un viticulteur qui joint l’éthyle à l’agréable et mère de deux marmots, Marion m’offre le gîte et le couvert pour la nuit à venir, ce que j’accepte volontiers.
J’arrive à la propriété en début de soirée, mon hôte m’attend sur le pas de porte de son mas provençal dont les volets vert jade sont déjà clos.
- Les enfants dorment, Stéphane décuve…
- Ah ? J’aurais bien aimé papoter un peu avec lui.
- Pour qu’il te parle de la formation des terrasses alluvionnaires ou des vertus de la molasse burdigalienne entre deux gorgées de Picpoul de Pinet…Tu rates pas grand-chose, crois-moi. File poser tes affaires à l’étage, j’ai fait des endives au jambon, c’est bientôt prêt. On va pouvoir ressortir les vieux dossiers et trinquer aux vieilles amitiés !
Mon sac déposé dans la chambre d’ami, je redescends dans la cuisine où Marion s’affaire aux fourneaux. Des affiches pittoresques ornent les murs de la pièce : « Vos pétrodollars ne valent pas notre pinard ! », « Boire un canon c’est sauver un vigneron ! », « Un seul ennemi : la soif ! ».
Le repas achevé, on part poursuivre la soirée devant la cheminée du salon, dont l’âtre flamboie joyeusement. On bavarde moins qu’on rigole sottement, nos têtes bien étoilées par les degrés de la bouteille de rouge vidée et de la seconde entamée. Au détour d’un silence longuet et d’un échange de regards troubles, on s’emballe comme deux possédés, on se défrusque frénétiquement.
Notre partie de cul terminée, on constate muettement les dégâts : les coussins du sofa maculés de vin et souillés de foutre, le tapis en soie végétale auréolé d’une large flaque.
- Tu parles d’une vidange…
- Toujours aussi poétesse.
- T’as raison. Parlons plutôt d’une belle vendange. Faut dire que ça faisait longtemps…
- Que Stéphane t’avait pas baisée ?
- Que j’avais envie que tu m’baises. Steph, ça fait longtemps qu’il a plus accès à la cuve. Allez, file te coucher, t’as d’la route demain. J’vais nettoyer tout ça.
Au petit matin, je trouve Stéphane dans la cuisine, clope au bec et tasse à la main. Les présentations faites, il m’informe de l’absence de Marion, partie conduire les mômes en classe. Prétextant mon trajet routier, je remonte, m’empare de mon sac et prends congé du vigneron. Tandis que les pneus crissent sur le gravier blanc de la cour, la silhouette massive de Stéphane me dispensant de généreux gestes d’adieu s’estompe au fur et à mesure dans le rétroviseur central.

Intime conviction

Invité chez Christelle pour tirer les rois en duo un dimanche après-midi de janvier, je prévois une boîte de présos histoire d’une épiphanie en grande pompe.
Quand je débarque dans l’appart’ je la trouve posée devant sa télé, l’air ombrageux, inquiet.
- T’as été voter ? m’assène-t-elle d’un ton concerné, sans même un sourire de bienvenue.
- Bah tu sais bien, la politique et moi…Ce s’ra déjà heureux si j’me déplace au mois d’avril.
- Et après on s’étonne.
- Bon…J’ai apporté de quoi s’élire comme il se doit : une galette, deux couronnes et une bouteille de cidre. Du brut, comme t’aimes.
Tandis qu’on termine de déguster la merveille devant le petit écran, nos crânes à présent couronnés, Christelle se lamente la bouche pleine sur les chiffres de participation de la primaire de gauche, chère à son cœur de socialo :
- Politique, religieuse, les gens n’ont plus la foi….Croyances consuméristes, carriéristes, aspirations hédonistes, égotistes…Voilà ce qui anime l’âme, désormais. C’est d’une tristesse. Bon, si tu veux baiser c’est maintenant. J’dois filer d’chez moi d’ici peu, les bureaux de vote clôturent à 19h.
Les ébats s’éternisent et quand Christelle sort du pieu pour regarder l’heure, il est bientôt 20h.
- Et merde. Toi et tes préliminaires, aussi…
- Bah quoi, t’as pas aimé ?
- J’aurais surtout aimé aller faire entendre ma voix.
- Crois-moi j’en ai pris plein les feuilles. Et m’est avis que tes plus proches voisins aussi.
- Super. Bon, j’ai faim. On commande jap’ ?
Plus tard dans la soirée, installés sur son canapé avec un plateau de sushis, on découvre les résultats sur une chaîne info continu. Son candidat arrivé bon troisième, Christelle beugle entre deux bouchées :
- Putain. Les français sont des veaux ! Les médias leur bourreau ! D’ici trois mois, tous à l’abattoir !
Comme Christelle poursuit son soliloque fermier, j’avale lentement ma soupe miso, le regard rivé sur la table basse, où la fève, un bœuf de crèche en porcelaine, repose ensevelie sous les miettes.

Chaîne alimentaire

Un lundi de décembre, je déjeune chez Gigi, resto où j’ai mes habitudes. A l’instant de payer mon plat, Joëlle, ma serveuse bien-aimée, m’annonce son départ imminent pour de nouvelles aventures professionnelles en terre bordelaise. Deux-trois selfies d’adieu plus tard, je quitte le repère gourmand non sans avoir pris soin de lui glisser mon numéro histoire qu’elle m’envoie les photos.
Au fil des jours suivants nos échanges textos vont bon train, s’intensifient, pour déboucher sur un rencard la veille de son déménagement.
On se retrouve à Réaumur et, une sympathique tournée des bars plus tard, je la raccompagne à sa piaule, un deux-pièces situé en centre-ville de Charenton-le-Pont. Je m’invite à entrer, elle accepte sans enthousiasme, moins gênée par ma soudaine incursion que par l’état de son appart’, saturé de cartons scotchés.
Nos bouches ventousées sitôt le seuil de porte franchi, on tombe de concert sur le lit, ultime meuble encore fonctionnel de l’endroit bientôt déserté.
Tandis que Joëlle s’attèle à défaire ma ceinture et déboutonner mon Levi’s, je sens ma queue se flétrir telle une courge butternut gâtée. Découvrant ma tige rabougrie, elle se fige une fraction de seconde avant de retomber sur le lit non sans un soupir d’abattement.
- Désolé, j’sais pas trop c’qui m’arrive.
- C’est peut-être l’alcool. On a sacrément tisé. Ou bien le chauffage…Ici, il fonctionne quand ça lui chante. Mais je pense surtout que c’est moi : j’ai le chic pour faire débander les mecs. J’sais pas pourquoi. Ça arrive systématiquement. Ça m’bouffe.
- C’est pas plutôt toi qui les bouffe ?
- Comment ça ?
- T’as un côté prédatrice, maillon fort du réseau trophique.
- Réseau trophique ?
- La chaîne alimentaire. T’es du genre haut perchée dans la structure ; enfin c’est l’ressenti que j’ai de ce que tu m’as raconté d’ta vie et du peu d’temps qu’on s’est touchés.
- Je vois. Navrée de n’pas être un bivalve, un végétal chlorophyllien ou une bactérie thermophile…Bah en espérant que l’écosystème soit un peu différent dans le Sud-Ouest de l’hexagone.
En quittant le bled endormi, je passe devant l’hôtel de ville, à la façade ornée d’une gigantesque affiche : « Sculptures en liberté – Daphné Dejay ». Un étrange bestiaire en résine peuple le parvis silencieux. Les créations animalières, de tailles et de couleurs diverses, chacune ceinte dans une large vitrine, semblent toutes réduites au même sort.