Enfer ordinaire

Le portable bipe en pleine nuit.

Encore une de tes ex en manque ?, grogne Émilie, dans un demi sommeil.

- C’est Seb. Grosse engueulade avec Nina. Elle vient de le foutre à la porte… il me demande s’il peut venir dormir ici.

- Quel boulet. 

- J’lui réponds quoi ?

- Écoute, tu fais bien comme tu veux. C’est ton appart’ et c’est ton pote.

Un peu moins d’une heure plus tard, posés dans le salon, Seb décapsule sa Peroni, j’ouvre ma bouteille de Perrier.

- Encore merci, vieux. T’es un frère. 

- Bon alors, que s’est-il passé ?

- On se couche, je l’attaque tranquille, elle me dit qu’elle est fatiguée et finit par me repousser. J’ai donc attendu qu’elle s’endorme, réinstallé Tinder et commencé à papoter avec une rousse de 23 ans. On s’est chauffés, à feu doux puis à fond. Nos numéros échangés, on s’est envoyés des photos puis appelés en FaceTime.

- Attends… tout ça avec Nina qui roupillait juste à coté ? 

- Nan, nan, j’suis allé faire ça au salon. Et c’est là où ça se complique : Nina est arrivée en douce, m’a chopé en pleine session branlette avec la jeune rouquine. T’aurais vu cette paire de lolos… j’étais comme un dingue.

- Ouais, ben maintenant t’es comme un con.  Bon, c’est quoi la suite, du coup ?

- Aucune idée. Mais bon, au fond, elle sait qu’elle peut pas m’en vouloir. On baise plus depuis belle lurette.

- Comment ça ?

- Ça fait facile plus de 3 mois qu’on s’est pas grimpés dessus. 

Ah ouais. Quand même.

- Tu parles d’un carême du cul. 

- J’avoue, ça commence à faire long. Mais là, avec tes conneries, ta kékette vient de prendre perpèt’.

- « Mes conneries »… facile à dire pour toi. Ém’ et toi ça fait quoi, 6 mois à tout casser ? tu verras au bout de 8 ans, mec. C’est plus la même histoire.

Tandis que Seb siffle sa bière, un son flûté sort de son jean.   

Punaise, c’est la meuf de Tinder. Elle me demande si tout va bien. Faut dire que j’ai coupé direct. Elle a pas dû comprendre, la pauvre.

- Ça, c’est pas ton problème. Tu la bloques et t’effaces l’échange. 

Arrête, ça se fait pas.

- Ben voyons. Mais pourquoi tu quittes pas Nina ? 

- Carrément, toi. C’est pas notre première dispute, et certainement pas la dernière.

- Bon, écoute, tu fais comme tu veux. Moi, je retourne me coucher, demain, lever à 6h30. Juste un truc, si tu t’astiques, évite d’arroser le Chester’ ou d’en foutre sur le tapis. Y’a du Sopalin dans la cuisine, des Kleenex dans la salle de bain.

Seb se marre, je file dans la chambre. À peine allongé sous le drap, Émilie me marmonne :

- Il a quand même du bol de t’avoir comme ami.

- Ém’…

- Quoi ?

- Seb et Nina, aujourd’hui… tu crois que c’est nous dans 8 ans ?

- Ce s’rait déjà pas mal, mon chat.

- Bah vu la fréquence de leurs baises, perso ça me fait pas rêver.

- Ça va, la vie c’est pas un film porno. Allez, dodo.

Émilie à peine rendormie, mon iPhone vibre. Nina.

Seb est chez toi ? je l’ai mis dehors…

Yes. Il dort dans le salon.

- Merci de l’héberger cette nuit. 

- Nina…

- Quoi ? 

- Ém’ et moi, dans 8 ans… Tu crois qu’c’est Seb et toi maintenant ? 

- C’est tout l’mal que j’vous souhaite, coco. 

- T’es sérieuse ?

- Les disputes, ça arrive, tu sais... J'te laisse, mon Lexo’ commence à agir.

En éteignant mon téléphone, je repense aux paroles de Seb, aux propos d’Émilie, aux textos de Nina. Je finis par sombrer, au fond moins effrayé qu’envieux de leur capacité à s’arranger de tous ces petits deuils, ces compromis amers, ces renoncements tacites qui rendent le quotidien du couple un peu moins invivable, l’enfer à deux un peu plus ordinaire. 

Le combat

TGV Paris-La Rochelle, voiture 15, carré 11, couloir, bas. Affairé à pondre un poème, je sens la femme à mes côtés s’agiter sur son téléphone, ses doigts impeccablement manucurés allant et venant sur l’écran, sur fond de claquements de langue et de soupirs exaspérés.

- Le Wi-Fi made in SNCF… Avec les grèves, c’est leur spécialité.

- Ah, si c'était mon seul problème. Surtout que pour une fois, ça marche bien, enfin disons correctement. Non, là, c’est juste mon ex qui me rend folle : je descends expressément à La Rochelle pour récupérer mes affaires et ce débile me texte que je vais devoir poireauter devant sa porte, le temps que monsieur se libère.

- Et y’avait pas moyen de vous les envoyer ?

- Vu la valeur de certaines choses, et surtout vu mon ex, mieux vaut une remise en mains propres. Bon, je vais l'appeler, histoire d’organiser tout ça. Gaspar, tu restes sage, ok ?, lance-t-elle au gamin face à nous, plongé dans son manga One piece.

Sitôt sa mère partie s’isoler entre deux voitures, l’enfant m’interpelle :

- Vous travaillez ?

- Pas vraiment. J’écris un poème.

- À qui ?

- À moi-même, je crois.

- Moi aussi, j’en écris parfois. Il parle de quoi, le vôtre ?

- D’une relation entre un homme et une femme.

- D’amour, alors. 

- En quelque sorte.

- Si ça parle d’amour, ça va plaire à ma mère.

- Pourquoi ? 

- Elle lit que ça, des trucs d’amour. D’ailleurs, l’autre jour je l’ai entendue dire à ma grand-mère : l’amour, je préfère le lire que le vivre. J’ai trouvé ça un peu bizarre. 

- Quand on y pense, pas tant que ça. Par exemple, toi, dans tes mangas, t’aimes bien regarder les combats. C'est pas pour autant que t'aimerais y participer, en prendre plein la tête ?

- Mais c’est complètement différent… en amour, on reçoit pas de coups.

- Mmm, ça peut parfois faire mal, tu sais. D’ailleurs, c'est ce dont mon poème parle.

Comme le môme me fixe, perplexe, sa mère déboule, le visage rouge, les yeux gonflés. Elle se rue sur son tote bag, en sort un petit chargeur blanc puis repart avec aussi sec. Le gosse, hébété, hoche la tête en signe d’acquiescement.

Tiens, tu vois, qu’est-ce que j’te disais. Là, à mon avis, elle est en plein combat.

- Elle avait pas l'air bien du tout, geint le marmot, soudain inquiet.

- Ça va aller. Ta mère a l’air costaud. Très costaud.

- Ouais, enfin, c’est une fille, hein.

- J’te parle de force mentale. Savoir encaisser les coups, réussir à rester debout. Ça se joue souvent dans la tête, lui dis-je en tapotant mon crâne d’une main, tandis que de l’autre je sors de mon sac une bouteille de Volvic 33 cl. ainsi qu’une boîte de Seroplex. Le bouchon à peine dévissé, Gaspard s’enfonce dans son siège, fait la grimace, se pince le nez :

- Pouah, elle empeste l’alcool, votre eau. 

- C’est de l'eau spéciale. De l'eau d'vie. Ça t’aide à la fin du combat, quand justement, t’as du mal à tenir debout. Ou à te relever.

- Et y’a quoi dans la boîte ?

- Pareil, un médicament qui dépanne.

Quelques instants plus tard, la femme revient, son smartphone dans une main, une bouteille de Vittel dans l’autre. Le gamin, paniqué, me questionne du regard puis sollicite sa mère :

M’man, j’ai soif.

Toujours le nez dans son portable, ses AirPods vissés aux oreilles, sans même lever la tête, sa mère lui tend la petite bouteille que, sourcils haussés, il ouvre précautionneusement et porte lentement à son nez puis à sa bouche. Le bouchon revissé, Gaspar déglutit, me sourit, puis finit par me chuchoter :

- Ça va, c'est pas de l'eau de vie. Elle tient encore toute seule debout. Je pense qu'elle a gagné...

Je brandis ma vodka-Volvic histoire de trinquer avec lui, qui, tout sourire, fait de même avec sa Vittel : 

- À la santé de ta maman !

- Et à la vôtre ! 

- Et à la mienne, petit. Et à la mienne.

Le ticket perdu

À l’instant d’entrer au Bluebird, un bar lounge à l’ambiance rétro en plein cœur de Paris, je sens une main venir effleurer mon épaule :

Vous ici…

- Tiens, Sarah. Bah ça alors, pour une surprise. 

- En même temps, pas vraiment : j’habite l’immeuble en face, 17 rue Saint-Bernard.

- Ah, t’as déménagé ?

- Pour mieux emménager. Avec David, mon mari depuis juin dernier.

- Mazel Tov.

- Et toi, que fais-tu dans l’quartier ? pas vraiment ton coin, le 11ème. Je dirais même une terre hostile, pour le Hidalgo hater que tu es.

- Un pot avec un pote, Vincent,  je sais pas si tu te souviens… il m’a filé rencard ici. Il vient d’ailleurs de me prévenir qu’il aurait un peu de retard. Ça te dit qu’on se prenne un verre ? 

Installés au fond de la salle, nos consos commandées, j’écoute Sarah se raconter : son boulot surpayé de Luxury brand manager, son chéri plein aux as rencontré en first class sur un vol Paris-La Havane, leur villa palladienne sur les hauteurs de Cannes avec vue sur le Cap d’Antibes…

T’as l’air plutôt comblée, c’est chouette.

- Disons que c’est une autre vie. J’étais bien avec toi aussi.

- Ouais, enfin, c’était plus à la bonne franquette.

On se marre alors à évoquer de vieux souvenirs : le trek en Amérique du Sud qui vire au mauvais trip gastrique, le plan à trois du nouvel an avec une italienne nympho, sa mère pétée en garde à vue qui nous appelle à 2 du mat’, la jeep du safari-photo qui tombe en panne en pleine savane…, tout en faisant en sorte d’éluder mes tromperies, son départ en pleine nuit, la séparation par textos.

Vincent finalement arrivé, Sarah le salue en même temps qu’elle se lève :

Je vous laisse, les garçons. Amusez-vous… Xavier, prends soin de toi. Et toi Vincent, prends soin de lui !

Sarah partie, Vincent, l’air assombri, marmonne :

Faudrait déjà que j’arrive à m’occuper d’moi.

- Raconte.

- J’ai joué au Loto vendredi et coché 5 bons numéros. Depuis, impossible de remettre la main sur cette putain de grille. J’ai retourné l’appart’, en vain. Là, j’arrive tout juste du pressing, d’où mon retard. On a fouillé mes fringues, et rien. Je sais pas c’que j’en ai foutu. Ça m’rend dingue, ce ticket perdu. 

- Je crois voir ce que tu ressens.

Bon, comment ça va, toi ? t'as la forme ? ça t’a fait quoi d’revoir Sarah ?

- Le même effet que ça t'ferait si tu retrouvais ton ticket... cinq ans après.