Servitudes séculaires

Au Sénégal pour quelques jours, je profite d’une journée sans planning pour aller visiter Gorée, île tristement célèbre pour son ancien statut de centre concentrationnaire d’esclaves en partance pour l’Amérique.
Tandis que la chaloupe fend mollement l’eau de l’Atlantique, je fais connaissance avec la femme assise à mes côtés, une trentenaire d’origine malienne en pleine séance selfie. À la tête d’une filiale d’Axa à Bamako elle m’explique avoir peu de temps pour elle, encore moins pour ses ancêtres ; c’est sa première venue ici.
Sur le débarcadère de l’île, Aïssata poursuit son auto-mitraillage et s’amuse de mon air crispé.
- Ben oui, j’suis accro…
- Aliénée...
- Esclave, c’est dans mes gènes !
- J’osais pas la faire.
- Tu peux tout oser avec moi joli bwana ! » se marre-t-elle d’un sourire blanc neige.
Entamant l’excursion à deux, on arpente chaque recoin du lieu, pittoresque au possible : anciennes demeures coloniales à l’architecture majestueuse, maisons aux murs patinés bleu, jaune, ocre, ruelles sablonneuses, ombragées, abondamment fleuries de bougainvilliers, d’hibiscus…
- Quel cadre idyllique, le paradis sur terre !
- L’enfer sur mer, tu veux dire : on peut pas faire deux pas sans qu’on cherche à nous vendre une breloque ou bien nous faire raquer pour une quelconque visite guidée.
- Eh…Sois un peu respectueux, c’est leur seule source de revenus. Bon, on s’prend quelques selfies-souvenir ?
- Tiens, ça faisait longtemps.
Je profite d’une pose rapprochée pour tenter un roulage de pelle qu’Aïssata esquive d’emblée.
- No way, toubab. Y’a une chose qui changera jamais : blanc ou noir, les hommes seront toujours esclaves de leur queue, décrète-t-elle d’un ton dépité avant de se tirer presto.
De retour à l’embarcation en fin de journée, j’aperçois mon ancienne comparse adossée au bastingage. Lunettes noires vissées sur le nez, moulée dans sa petite robe jaune, elle poursuit sa session selfie. En arrière-plan, l’anse de Gorée se vide à petit feu de ses derniers touristes.