De bonne guerre

Nastya bossait au secrétariat du service orthopédique où je me présentais régulièrement suite à un accident de brèle. Jeune quadra’ au regard d’onyx, moscovite de souche, la poupée russe m’avait tapé dans l’œil.
Ma convalescence touchant à sa fin, je profite de mon ultime rendez-vous avec les blouses blanches pour lui glisser discrètement mon numéro griffonné sur un bout de feuille d’ordonnance. Le papier sous ses yeux, elle s’empare aussitôt d’un Bic, barre d’un trait sec les dix chiffres puis d’un sourire en coin en inscrit dix autres au-dessous. C’est ravi que je quitte l’hosto, son 06 entre les doigts.
Le samedi suivant je prends la route direction Chilly-Mazarin, en banlieue sud.
C’est la crinière couverte d’une serviette rose pâle que Nastya m’invite à pénétrer dans son deux-pièces en rez-de-jardin.
- Je sors à peine de la douche. Laisse-moi juste me donner un coup de séchoir.
Tandis que le Babyliss ronronne dans la salle de bain, je passe le living en revue : une déco spartiate peine à embellir le meublé. Sur le canapé, un exemplaire de « L’idiot » traîne.
- Tu l’as lu j’imagine… » me lance-t-elle, de retour dans le salon.
- J’sais bien que c’est un grand classique mais au risque de perdre des points, j’dois bien t’avouer que non.
- Je te l’aurais prêté avec plaisir mais c’est en version originale.
- Pas grave. Et puis lire du Dosto’ en juillet, ça m’dit pas trop…
Nastya s’amuse de ma remarque.
- Monsieur a des lectures saisonnières...Je reconnais bien là le luxe occidental. Et l’arrogance aussi. Kafka, Nietzsche, Kundera, Orwell…Ces auteurs étaient interdits en Union Soviétique. Ils m’ont tant appris quand je les ai découverts, adolescente. Sur le monde, sur moi-même. Et crois-moi, on n’attendait pas qu’il pleuve ou qu’il neige pour dévorer leurs œuvres ; en période de Guerre Froide, on s’estimait privilégiés de les tenir entre nos mains.
Pris en pleine soufflante sibérienne, je tente d’esquiver la tempête en embrayant sur une thématique plus légère.
Les heures passées, la bouteille sifflée et les draps froissés, Nastya file s’asseoir devant sa coiffeuse. Tandis qu’elle enlève ses lentilles et entame son démaquillage, je roule du côté droit du lit.
- Si ça ne te gêne pas, je préfèrerais que tu rentres. Je dors mieux seule.
- T’es rude. Il est tard et j’habite pas la porte à côté.
- Les nuits sont chaudes en cette saison. Trop pour dormir à deux. Tu vois, j'ai moi aussi mes préférences calendaires.
Dix minutes plus tard, c’est visière baissée et vent de face que je remonte dare-dare l’A6.