Bug millénaire

L’an 2000, enfin plus très loin. La connexion au Net de mon petit studio encore précaire, je trainais souvent au cybercafé du coin, papotais sur les forums 2.0, florissants à cette époque. Thématisés photo, sport, peinture, arts plastiques et j’en passe, ces nouveaux salons virtuels permettaient à tout un chacun de brancher à distance sous couvert d’échanges culturels.
Dans l’endroit surchauffé, je prenais régulièrement place à côté d’une autre habituée du café, une australienne toujours sapée de jeans larges et t-shirts amples, le visage barré d’une longue mèche. Là-bas, l’ambiance sonore se résumait généralement à d’incessants tapotements de doigts sur claviers ; seuls les reniflements qu’Hannah laissait fréquemment échapper venaient troubler la rythmique sourde des mains présentes.
Un soir que nous sortions du lieu au même moment, je lui proposai un verre dans un bar alentour.
Nos consos servies, Hannah m’expliqua le pourquoi de ses pleurs contenus chaque fois qu’elle s’installait face à l’écran.
-  Ça me fait toujours ça quand j’ouvre et découvre les e-mails de mes proches. Pire encore quand j’y réponds.
- Oh…
- J’ai ce que vous, français, appelez « le mal du pays ». Et bien j’ai mal comme jamais. Amis, amants, famille, climat…Mon Australie me manque.
- Amants ?
- Disons que là-bas j’avais une vie plutôt…Animée, à ce niveau. Depuis trois mois que je suis ici, rien de rien.
- Ah…
- Tu veux m’aider à avoir moins mal, c’est ça ?
- Te voir ainsi et rester sans rien faire, ici on appelle ça de la non-assistance à personne en danger. Et c’est passible de prison. Cinq ans.
- Et ben. Mais qui me dit que j’aurais pas encore plus mal ensuite...
- La peur de t’attacher ?
- Plutôt d’être déçue.
- Au pire, t’iras te consoler en lisant ton courrier : France Telecom vient tout juste de me raccorder à l’ADSL avec leur offre Netissimo. À l’heure qu’il est, la connexion devrait enfin être activée. Ça va être bien plus rapide qu'au cyber. Et puis surtout, plus besoin de filer nos sous au gérant.
- Toi, tu sais parler aux femmes. Enfin, à celles de l’an 2000. Allez, pourquoi pas.
Plus tard en plein milieu de nuit, je suis réveillé par les sanglots hoquetants d’Hannah, ponctués d’épisodiques clics de souris. Son corps nu face à mon PC, replié sur lui-même, éclairé par la lumière blafarde du moniteur 21 pouces, tressaille comme le mauvais débit d’un modem 56k.