De quoi vivre un peu

Antigone. Elle n’avait pas choisi son pseudo par hasard ou faute d’inspiration trouvée sur le moment. Chiara était de ces êtres bien nés, trop bien nés, à qui la vie s’obstine à refuser toute peine, toute larme, toute tragédie.
Son arrivée sur Terre avait annoncé la couleur : sitôt abandonnée par sa mère biologique devant les portes d’un orphelinat turinois, sitôt adoptée par une famille d’accueil française chez qui elle ne manquerait de rien, pas plus d’amour que de moyens.
S’en était suivi un parcours sans accroc, tant sentimentalement que professionnellement : mariée à son premier amour, deux gamins rayonnants, à la tête d’un fond de placement spécialisé dans l’investissement sur des segments financiers à hauts risques.
Et plus elle risquait gros, plus Chiara s’exaltait. Parallèlement, ces mises en danger la frustraient : pareille à celle à qui on aurait promis la vie éternelle, elle se désespérait de cette invulnérabilité qui semblait la toucher, l’envelopper, la couper de cette précarité qui nous fait parfois voir la vie moins douce mais plus belle, plus précieuse.
D’où l’inscription d’Antigone sur VIP-APHRODITE, un site d’escorts haut de gamme pour hommes pressés et baiseurs fortunés. Une double vie, et tout ce que cela comporte de turbulences, débutait pour elle : des traces à couvrir, des précautions à prendre, des gestes à maîtriser, un rôle à endosser.
Elle louait un deux-pièces haussmannien dans l’ouest de Paris, pas loin de ses bureaux. Quand l’envie la prenait, elle consultait sa messagerie sur sa ligne privée et fixait rendez-vous au premier client disponible. N’ayant de comptes à rendre qu’à elle-même, lunettes noires sur le nez elle s’évaporait alors le temps de quelques heures, de quelques billets récoltés qu’elle exigeait glissés dans une enveloppe déjà timbrée.
À moi comme aux autres clients, d’un ton théâtral, d’un air grave, elle réclamait toujours la plus grande discrétion en arrivant sur place et en quittant les lieux.
La passe terminée, elle retournait bosser, non sans avoir posté l’enveloppe à la boîte aux lettres du coin, adressée à une fondation quelconque, un service d’accueil ou une association publique.
Le soir, elle attendait la nuit tombée pour quitter l’entreprise. Rentrant chez elle à pied, c’est toujours sur ses gardes qu’elle parcourait les rues quasi désertes, un œil avide par-dessus son épaule, en quête effrénée d’un client mal comblé, d’un admirateur forcené, d’un détective privé. De quoi vivre un peu.