Le scorpion

Paris 12, Avenue Daumesnil, un soir de semaine. D’astreinte pour garder les gamins d’Audrey, appelée d’urgence à l’hosto et en rade d’ex-conjoint dispo.

Après trois histoires contées à leur chevet, les deux enfants m’implorent d’en écouter une dernière.

-       Ok, ok, les terreurs. Mais j’vous préviens, elle sera courte. Et après, on roupille direct. Promis ?

-       D’accord… Mais pas un truc pour les bébés !, s’esclaffe Mélissa. 

-       On veut une vraie histoire de grands !, renchérit Adam.

-       Une histoire de grands, carrément. Bon… alors… elle est brève mais intense. Et très intéressante. C’est l’histoire d’un scorpion qui supplie une grenouille de l’aider à traverser une rivière aux eaux tumultueuses. La grenouille hésite. Elle connaît les scorpions… elle en a déjà croisé et s’en est sortie de justesse. Mais cette grenouille a un grand cœur. C’est dans sa nature d’être généreuse. Et puis le scorpion semble si désespéré. Elle finit donc par accepter. Arrivés en plein milieu de la rivière, devinez quoi… le scorpion la pique. La grenouille lui dit alors : « Mais pourquoi m’avoir piquée ? on va mourir tous les deux, noyés dans cette rivière. » Le scorpion lui répond : « C’est dans ma nature. Je pique. Tu le savais. Pourquoi m’avoir pris sur ton dos ? »

-       Et… ?, m’interroge Mélissa, sourcils haussés, ses grands yeux verts écarquillés.

-       Et ils meurent tous les deux, noyés dans la rivière.

-       Super, me lance-t-elle d’une moue dépitée.

-       Mourus noyés.. ah ouais, elle est pas drôle, celle-ci, d’histoire, marmonne Adam, le drap remonté jusqu’au cou. Et c’est vrai qu’elle est courte.

-       Mouais… vraiment TRÈS courte, bougonne Mélissa. Mais intéressante, j’avoue. T’aurais fait quoi, toi, Xav ?

-       À la place de qui… ?

-       Bah de la grenouille.

-       Ah. Moi je suis plutôt du genre scorpion, tu sais.

-       Pas du tout, t’es le meilleur ami de maman, t’es super gentil, tu nous gâtes tout le temps !, proteste Adam.

-       Haha, c’est vrai mon p’tit bonhomme, c’est vrai. Mais parfois… je pique. 

-       C’est pour ça qu’il a pas d’amoureuse, gros malin !, crie Mélissa à son cadet d’un air exaspéré.

-       C’est un tueur de grenouilles…

-       Allez, extinction des feux les cocos.

-       Pas si vite. Tu piques et noies les filles-grenouilles, alors. Tiens, tiens, ça aussi, c’est intéressant. Et pourquoi ? comme le scorpion, c’est dans ta nature ?, m’interroge Mélissa 

-       Qui sait. Allez, dodo.

-       Nan, moi j’y crois pas, murmure Adam. T’es pas comme ça. Et puis si c’est pour te noyer, toi aussi… en tout cas, t’es pas juste un scorpion, j’en suis certain. 

-       Je suis d’accord, acquiesce sa sœur. T’as peut-être sa queue, mais t’as un cœur de grenouille.

Tentant de garder mon sérieux, j’éteins leurs veilleuses respectives. 

-       ON DORT. Ou je pique pour de bon.

Le dimanche soir suivant, je reçois un WhatsApp d’Audrey. « Adam a insisté pour que je t’envoie son dernier dessin… sans trop comprendre, je m’exécute. Encore merci pour le baby-sitting de dernière minute. T’es un vrai pote. »

Sur le dessin du môme de 6 ans, je devine un scorpion porté par une grenouille au beau milieu d’une rivière. La grenouille, ou du moins ce qui y ressemble, est tout sourire. Le semblant de scorpion lui aussi semble aux anges. Sa queue est entièrement coupée.

Je me marre devant la photo.

-       Un énième SMS d’une amante éplorée ?, me lance Aïssata depuis l’autre côté du pieu.

Sans mot dire je la saisis par l’avant-bras, l’attire vers moi, attrape la couette, la remonte au-dessus de nos têtes et nous noie dans un noir total.