Comme un grand

Petit, on s’étonne des plus grands et de leur furieuse propension à se complaire dans les emmerdes, à chérir les complications. On les observe s’aimer mal, cœur gros et traits tirés, oscillant entre silences assourdissants et gueulantes sans discontinuer. On file se planquer dans la chambre, on se réfugie sous les draps, on ferme les yeux jusqu’à froncer, mains jointes et doigts crispés. Mômes aux dieux en peluche, aux croyances-contes de fée, on prie pour nos parents. L’orage finira par passer, pas vrai ? 

Le temps passe, lui aussi, on grandit comme on peut, ado et puis voilà, c’est déjà notre tour d’aimer. 

Un jour on rencontre cet autre :  dans la moiteur d'une boîte, lors d'une pause déjeuner, à la faveur d’un swipe, dans un bar de quartier. On s’emballe, on pavoise, fin prêt à s'engager. Soûlé d’endorphines, ivre d’inconséquence, on promet. On enfante un futur, on s’assure de projets : mariage, appart’, progéniture. La fameuse passe de trois, la foutue trinité. Les ex nous haïssent, les parents congratulent et les copains envient. Tout roule sur le papier. Ça tombe plutôt pas mal, on a déjà signé.

Et puis un soir, on rentre à la maison, le décor a changé : une paire de godasse traîne, le sac poubelle dégorge de couches, des tâches de pisse scintillent sur la cuvette, l’autre a mauvaise haleine, on découvre un courrier, les impôts qui relancent, l’URSSAF qui vient frapper. On s’agace en silence, on serre les dents, on commence à douter, on finit par comprendre : la fin du rêve est enclenchée.

Les mois défilent, le désir se délite, les reproches fusent, le dégout rôde. Devant les gosses comme en public, ça grince et ça minaude. Sur fond de clashs, de portes claquées, d’entames de procédure, on porte beau, on s’astreint à faire bonne figure.

Le jugement sitôt prononcé, on rit d’y avoir cru, on chiale d’avoir merdé.  Enfin, on se pardonne : pas mieux, pas pire que nos aînés. Comme un grand, simplement.

Prose de nuit

Un parent qui s’envole, une idylle en éclats, une amitié à terre, un enfant avorté… quelle que soit leur nature, les deuils charrient toujours leur lot de regrets à rebours, de remords après coup. D’amertumes à posteriori au goût d’échec cuisant, de crash retentissant. 

On refait le chemin sans cesse, on se repasse le film, chaque geste au ralenti, les dialogues, mot à mot, jusqu’à celui de trop. Aussi celui qu’on n’a pas eu.

On se console au jour le jour, la nuit de préférence, et avec les moyens du bord : clopes par paquets, paradis opiacés, havres solubles, édens de synthèse, rendez-vous d’applis aux orgasmes expédiés, écrits effrénés, flasques d’alcool de superette, corps d’Europe de l’Est tarifés. 

Autant d’artifices bouts-de-ficelle pour s’engourdir les sens, s’anesthésier le cœur jusqu’à ne plus rien éprouver. Tout oublier, jusqu’à soi-même, amas de chairs chagrines, de narquoises vanités.

Et puis l’aube qui survient, l’aurore dans toute son âpreté, le retour d’un réel avec lequel il va nous falloir composer. Pleinement réveillé, avec pour horizon ce long trait noir tiré sur l’autre : un être, un prénom, une vie, sa possibilité. 

Alors chialer, à s’en déshydrater, tels ces nourrissons sitôt expulsés, plongés dans le grand bain d’une vie où la perte fait foi, où le deuil fait sa loi. 

Enfin, sécher ses larmes. À force de morve mouchée, de poings serrés tout comme de temps passé, finir par en sourire. Un beau matin, faire un peu plus que se lever : se relever.

Perdre la main

Plus jeune, je dégrafais les soutifs à deux mains. Un peu comme on s’affaire sur le fil rouge et le fil bleu d’une bombe à deux doigts d’exploser. J’y mettais tout mon cœur, je tremblotais parfois, je déballais des corps aux airs d’offrandes de chair, je libérais des peaux d’un soir, d’éphémères épidermes croisés sur les applis, caressés à longueur d’écrits.

Au fil des rencards, des adresses, cette tendre et intime maladresse s’était rapidement mué en un acte d’expert, une routine d’habitué. Bretelles, armatures et bonnets, les dessous de mes proies n’avaient plus de secrets pour moi. 

En même temps que j’enchaînais les nuits, j’affinais toujours plus le geste. Mes amantes s’amusaient de cette dextérité, parfois s’en effrayaient. Moi aussi.

Hier soir, pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis surpris à lutter devant les agrafes indociles d’un bustier modèle Aaron de chez Livy. Face à ma gêne tactile, la brune rare qui partage à présent ma vie a souri.

- On dirait bien qu’on a perdu la main…

Elle a sans doute raison, et elle m’en voit ravi.