Jour de marché

Fin de journée, du côté de la porte de Montreuil.
Arrivée la première, elle m’attend attablée à la terrasse miteuse du troquet juste en bas de chez elle. «Simple formalité» m’a t-elle certifié ; «ensuite, on monte.»
Je la rejoins d’un pas confiant, pressé d’en finir avec l’étape du sas social. À peine assis face à elle, le serveur fond sur moi et d’un hochement de tête valide mon demi commandé.
La table est riquiqui, le vin pas terrible et le cadre couleur locale : sur le trottoir d’en face un troupeau de grosses noires en boubou beugle et marchande une centrale vapeur déglinguée avec un vendeur ambulant. Un peu plus loin, sur un banc défoncé, trois vieux arabes ratatinés, coiffés d’un fez, semblent refaire le monde. Ou bien se contentent-ils d’évoquer celui d’hier. Tous semblent moins miséreux qu’heureux.
Le courant passe en continu tandis qu’on débat, théorise sur les sujets les plus divers.
La lune se pointe, les degrés filent, je propose qu’on termine chez elle.
- Ca collera pas. J’t’explique : le type rencontré avant toi est resté mon amant trois mois. Profil : directeur du Conforama de Tours et pas peu fier de l’annoncer. Une vraie gravure de mode, con comme une bite. Un carriériste à la petite semaine, un p’tit chef à grosse queue. Ca, j’aime. Celui d’encore avant, il a duré un peu aussi : un contrôleur SNCF ; il me vantait le prestige de l’uniforme. Lui non plus pas un prix Nobel mais alors, beau comme un dieu. Il me baisait dans les chiottes du TGV ou ceux de gares de province aux quatre coins du pays : Amiens, Carcassonne, Strasbourg, Guingamp…Stimulant sexuellement, reposant intellectuellement...
- ...Et puis dépaysant géographiquement.
- Bref, tout ça pour dire que toi, t’as la tête bien faite…
- Mais…
- …Mais justement. Trop à mon goût.  Tu sais, de par mon job de psy, je passe le plus clair de ma vie à fouiller les bas-fonds de matières grises rongées par le mal-être,  à barboter dans la mélasse existentielle de destins bousillés, viciés à la racine. Alors quand je me tape un mec, faut que ce soit récréatif. En gros : du cul, du vrai. Sans concession.» conclut-elle d’un ton sans appel, tout en sortant son portefeuille, le regard fixé sur la note.
Sitôt la monnaie rapportée, d’une bise courtoise elle me plante là ; dans la minute son cul merveilleusement cambré disparaît derrière la porte de son immeuble.
Resté à terminer mon verre dans un froid de gueux, j’observe les derniers marchands remballer leur camelote sous les yeux bienveillants des trois vieux maghrébins.