La Blouse Rose

Admis en plein milieu de nuit aux urgences de Bichat pour un problème de tuyauterie, bientôt je me retrouve sondé, un cathéter au bout du bout et une poche scratchée à la cuisse.
Sorti du box d'intervention sur un brancard, on me colle dans un coin du hall en attendant les résultats des prises de sang et autres examens de routine.
Sonné par la pose de la sonde, je sommeille autant que possible, sans cesse sorti de ma torpeur par les internes gueulards, les néons blafards et les sonneries en tous genres.
Dans mon champ de vision brumeux, je distingue une forme frêle, tassée, se rapprocher à petits pas.
- Un peu de compagnie, monsieur ?
- Il est bien trois heures du matin, j’dois être en train de rêver. Ou plutôt d’halluciner.
- Mais pas du tout, rassurez-vous, s’esclaffe-t-elle d’une voix chevrotante. Je me prénomme Iris, Blouse Rose bénévole. À vos côtés pour vous soutenir. Vous changer les idées. Vous arracher à votre mal et vous redonner le sourire. Vous écouter.
- Même à cette heure tard-…
- Insomniaque de longue date, mon ami. Depuis le décès de Georges, mon époux, il y a maintenant vingt-trois ans. Alors à toute heure, je suis là. Là pour aider les autres. Donc dites-moi tout, jeune homme : que vous arrive-t-il ?
- Complications d’une prostatite. Rétention aigüe d’urine. Ils ont dû me poser une son-….
- Oh, j’ai connu ça ! Enfin, mon mari…Dans ses dernières semaines, il l’avait en permanence, à domicile. Tumeur de la vessie. Ça a débuté par du sang dans ses urines. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous sortions d’une pièce en cinq actes, jouée au théâtre Edouard VII. Georges me propose alors d’aller dîner au Café de la Paix, un peu plus loin vers Opéra, vous voyez ?
- Bah bien sûr, qui ne connaît pas le Caf-….
- Soudain Georges accélère le pas, pris d’une envie pressante. Sitôt entrés dans l’établissement, il file se soulager tandis qu’un serveur - un grand maigrichon moustachu, je m’en rappelle encore -, me place. Quand mon pauvre amour me rejoint, il est raide comme un piquet, pâle comme un linge. Je vous le donne en mille.
- Il avait du sa-…
- Il pissait rouge, oui. Enfin lie-de-vin, comme il disait, mon Georges…Même dans ces moments-là, il restait dandy, délicat. L’élégance faite homme. Bref, après tout est allé très vite. Mon premier amour. Mon seul amour. On s’est connus à 17 ans, pensez-vous ! 37 années d’un grand bonheur, qui brutalement s’est terminé.
Abruti par son débit fleuve, je puise dans mes dernières ressources pour émettre une ultime réplique :
- Et si vous m’racontiez comment tout a commencé…
- Ma foi, avec joie, jeune homme.
Quelques secondes écoulées, c’est au son du doux babil de la Blouse Rose que je sombre enfin dans le noir.