Splendeur et misère au Starbucks

Ça faisait bien un an que j’avais pris mes quartiers dans ce petit coffee shop de la rue Oberkampf. Le café y était à tomber, la déco ambiance west coast et le personnel efficace. J’y allais sur les coups de onze heures, squattais toujours la même table, au fond de la salle, le cul posé sur une moelleuse banquette vert émeraude, à tenter de pondre sur mon Mac des nouvelles à peu près valables entre deux gorgées d’espresso.
Les serveuses étaient jeunes, affables et jamais avares de sourires. Étrangères pour la plupart, elles bossaient dans l’établissement histoire de payer leur loyer le temps de leur séjour en France.
Appréciant particulièrement l’endroit et comptant bien y revenir au gré de mes envies, je tachais de garder mes distances avec chacune d’entre elles afin d’éviter tout rapprochement malvenu. C’était sans compter sur l’arrivée de Diana, un beau matin de mars.
La vingtaine naissante, métissée Bénin-Angola, Diana avait davantage sa place sur les podiums de défilés que dans les allées d’un coffee shop, aussi chouette fut-il. Ses formes affolaient tout l’endroit, sans distinction de sexe. Quand elle venait prendre ma commande, je sentais son regard s’attarder brièvement sur l’écran du laptop. Un matin où l’endroit était vide, elle me questionna sans détour :
– Ça parle de quoi, vos écrits ?
– De tête-à-queue quotidiens, de belles carrosseries cabossées, d’épaves en quête de rédemption…
– Quel programme ! Et l’inspiration est-elle toujours au rendez-vous ?
– Ah celle-là… Faut jamais lui filer rencard… C’est la plus belle des garces. Elle va et vient, au gré de ses envies… Elle peut se pointer pour un temps, tout me donner d’un coup d’un seul puis se tirer sans que ni qu’est-ce, un beau matin, avant le lever du soleil... Pour un jour, un mois, un an… Bah, elle sait où me trouver.
– Et si je vous disais que moi… Je sais où la trouver ?
– Ah ?
Sans que j’ai le temps de comprendre, elle se pencha sur mon clavier, tapa son numéro de portable sur mon document Word ouvert puis d’un sourire entendu retourna derrière son comptoir.
Le soir même, je frappai à la porte de son petit deux pièces niché dans une des rues adjacentes au Boulevard Rochechouart.
Sitôt nos verres remplis et la playlist lancée, elle me lança :
– Alors au choix , je pourrais te parler de mon excision façon cadeau d’anniversaire-surprise le jour de mes 12 ans, de mon père trafiquant d’organes, de ma mère claquée d’overdose, de mon passe-temps de pole dancer, de ma carrière de mannequin sabotée par un salop d’agent vexé que je n’ai pas cédé à la promotion canapé…. Tu décides.
– Cosette version subsaharienne… Comment dire… Ça fait beaucoup d’un coup… Mais puisqu’il faut bien choisir… Question pole dancing, tu t’entraînes où pour tes chorégraphies ?
– J’ai installé une barre dans la chambre, à côté.
– J’peux avoir un bref aperçu ?
– Ça va partir en sucette. J’ai bien envie de jouer les muses… Mais pas comme ça.
– Diana, j’écris pas sur commande.
Je la surpris à déglutir péniblement. J’enchainai :
– Tu sais, j’ai rien d’un Hemingway. J’écris au fil de mes pensées, avec pour unique lectorat une poignée de curieux 2.0. Pourquoi tiens-tu tellement à m’inspirer ?
– La peur d’être oubliée, je crois.
– Bah t’as encore bien l’temps de laisser ton empreinte sur Terre.
– Mon empreinte carbone, tu veux dire… Pour le reste… Ça t’effraie pas, toi, de vivre sans marquer quiconque, de partir sans laisser de trace ?
– L’anonymat ça a quand même du bon… Tu peux être tout le monde et personne à la fois. Quant à la postérité, à quoi bon ? À mes yeux, rien de plus qu’un péché d’orgueil… Je laisse ça aux politicards.
– Bref, si je te racontais ma vie, tu pourrais peut-être en faire un roman, qui sait ?
– Ta vie. Ta looongue vie… Et puis j’ai encore jamais rien pondu d’tel. Je fais dans la brève de trottoir, l’ellipse relationnelle, la fin de non-recevoir amoureuse. Avec moi, tu risques de mal terminer : au mieux en nympho repentie, au pire en hystéro frigide. Sur un blog, de surcroît.
– T’as des comptes à régler, on dirait.
– Faut croire.
– C’est triste. Et touchant. À défaut d’être inspirante, je me sens inspirée. Tu me donnes envie de danser pour toi.
Elle se leva, me tendit ses longues phalanges noires.
– Viens.
Le lendemain, j’émergeai dans son lit, seul, avec en travers de la gorge une infernale envie de café. Dans mon portable, je trouvais son texto : Partie bosser, fais comme chez toi. Et si tu veux tremper ta plume d’auteur maudit dans le meilleur espresso de Paris, tu sais quelle porte venir pousser…
J’enfilai mon boxer, mon jean, quittai le studio à la hâte direction le Starbucks du coin. Quelques minutes plus tard, une barista un peu boulotte prenait ma commande et, gobelet et marqueur noir en main, me demandait mon prénom.
– Celui qui vous plaira, répondis-je d’une voix endormie.
Son feutre suspendu en l’air, elle me fixa, sourire en coin.
– Mmm, vous, vous avez une tête d’écrivain ! Edgard comme Allan Poe ?
– Et pourquoi pas Ernest comme Hemingway ?
– Va pour Ernest, acquiesça-t-elle, tout en brandissant son marqueur, moi dégainant mon portefeuille.