Non-lieu

Quand Floriane, Tinder girl fraîche émoulue, débarque à l’appart, c’est, je le sais, d’humeur aisément inflammable.
Initialement stimulée par nos échanges textos, galvanisée par nos affinités littéraires, mon insistance quant au lieu du premier rencard – chez moi, en lieu et place du traditionnel verre au bar – l’a passablement refroidie. Bonne joueuse, elle a tout de même accepté.
Sitôt passé le pas de porte, elle lâche ses premières munitions : Chardonnay pas assez frais, tomates-cerises trop acides, choix musical qu’elle juge douteux. Les balles suivantes sont loin d’être tirées à blanc.
- … Mais c’est ton lieu de vie, ici ? ça fait davantage garçonnière. Déco épurée à l’excès, affiche de film un peu trash, lithos de femmes à poil… Un vrai baisodrome banlieusard.
- Et pourtant…
- Doit y’en avoir des ADN de mes consoeurs sur ce Chesterfield d’angle. Bon, si j’ai bien compris, tu comptes faire de moi ta prochaine victime ?
- En bonne avocate que tu es, je m’inquiète pas vraiment pour toi. Tu sauras te défendre.
- Encore faudrait-il que tu te décides à attaquer… m’assène-t-elle en sifflant le fond de son verre.
Comme je vais pour la resservir, elle s’esclaffe :
-  Nan mais c’est d’un banal… Me soûler pour mieux me sauter. Tu parles d’un plan minable. Et toi, bien sûr, tu picoles à petites gorgées. Attends, on va jouer. Le Schtroumpf, tu connais ?
- Non ?
- Mets-nous un épisode des p’tits hommes bleus sur YouTube. La règle : une gorgée avalée pour tout schtroumpf entendu, un cul sec envoyé pour chaque grand schtroumpf. Et prie pour que Gargamel ne débarque pas au village… En général, tout l’monde appelle au secours le vieux barbu au bonnet rouge.
La-la-la-la-la-la, viens schtroumpfer en chœur… À peine le générique terminé, je sens mes paupières s’alourdir. Floriane me lance un sourire facétieux.
Quand j’émerge quelques heures plus tard, c’est seul, affalé sur le canapé, la bouche sèche, la bave aux lèvres et dans un noir quasi total.
À la lumière de l’écran du Mac, j’aperçois sur la table basse une carte de visite de Floriane, noircie de quelques lignes : Aïe, trahi par tes enzymes. T’as perdu… mais gagné une bonne avocate ! Hésite pas si en garde à vue pour ivresse sur la voie publique… quoique qu’avec ton mode opératoire, pas grand risque. Bye bye joli serial fucker. F.