L'espace d'un soir

Invité par Larra au Centre Wallonie-Bruxelles pour une soirée-hommage à Jacques Stéphen Alexis, un illustre auteur haïtien, j’arrivai à la bourre.
Je me présentai à l’entrée, le type au guichet pointa mon nom sur un listing long comme le bras puis me fit signe d’avancer. Je pris le premier siège vacant, m’installai, écoutai sans broncher les trois premiers intervenants, tous inconnus au bataillon.
À la pause, je retrouvai Larra devant un buffet couleur locale : Piments confits, brochettes de griot haïtien, salade pikliz dite « brûle-bouche », riz djon djon… Larra me fit l’article de chaque met, dont j’ignorais l’existence même.
– Alors t’en penses quoi ? 
– De ? La bouffe ?
– La soirée… L’ambiance, la pertinence des orateurs…
– C’est que j’y connais pas grand-chose à la scène littéraire caribéenne.
– Et du coup ça te plaît d’en apprendre davantage ?
– C’est sympa, ouais.
– Si tu veux aller plus loin concernant cet auteur, commence par L’espace d’un cillement, son chef-d’œuvre. Écrit en 59. Il est épuisé depuis un bail mais il vaut la peine que tu te lances à sa recherche.
– Ça parle de quoi ? demandai-je avant d’avaler une gorgée de rhum et de croquer dans un piment.
– C’est une romance, aussi belle qu’improbable.
– Ah ?
– Elle raconte le destin de La Niña Estrellita, une prostituée de Port-au-Prince dont s’éprend un syndicaliste, El Caucho. Le livre se lit au rythme des cinq sens.
– Oooh, 50 nuances sous les tropiques, quoi.
– Arrête deux secondes de faire le pitre. Tu le liras ?
– Et comment ! Un homme qui s’amourache d’une putain, c’est l’histoire de ma vie. Mais bon, encore faut-il que j’en dégote un exemplaire.
– Je te prête le mien si tu veux. Raccompagne-moi tout à l’heure, tu pourras le récupérer.
– Parfait.
– Par contre tu m’attendras en bas. Je monterai le chercher et redescendrai aussitôt.
– Pourquoi ?
– Si tu entres chez moi, tu vas tenter me sauter. Je ne suis pas certaine d’être en mesure de refuser. Et si on couche ensemble, on le sait tous les deux, il y a peu de chances qu'on se revoit. Et du coup adios mon bouquin. Hors celui-là, j’y tiens.
– Je te le renverrai par la poste, je viendrai te le déposer…
– Quelle garantie peux-tu m’offrir que j’en reverrai la couleur ?
– Ouh là. Pour une nana sensible aux belles histoires d’amour, t’es du genre pragmatique.
– Écoute, on avisera tout à l’heure. Sache juste que si jamais tu montes, tu repartiras les mains vides. Mais tu sais, ce livre, tu finiras par le trouver ; d’occasion à Gibert, chez un petit bouquiniste des quais de Seine…
Trois nouveaux intervenants vinrent prendre place sur la petite estrade, chaque spectateur reprit sa place. Je passai la deuxième partie de la soirée-lecture à cogiter, sur son cul plus que sur son bouquin.
Vers 23 heures, je retrouvai Larra à la sortie du centre.
– Bon, on va chez moi ?
– Tu parles d’une question-piège.
– Du tout, j’ai décidé pour deux : on va non seulement faire l’amour mais tu vas en plus rentrer chez toi avec L'espace d'un cillement sous le bras.
– Quitte à ne jamais se revoir…?
– Et à ne jamais le revoir.
– Tu prends tous les risques, ce soir.
– À quoi bon vivre, autrement ? Et puis nous les haïtiens, tout perdre ça nous connaît...
Déboussolé mais réjoui, j’obtempérai et la reconduisit chez elle.
De notre nuit, j’ai surtout souvenir de sa peau, imperceptiblement salée, ses courbes à rendre aussi cinglé qu’un litre d’absinthe pure… Et puis ce geste, ce dernier geste qu’elle a eu avant de me confier son livre, la recopie sur feuille volante d’une phrase, de peur de l’oublier : Si l'amour reste un simple accord sexuel et une communauté du souvenir, si l'inclination ne plonge pas ses racines dans la vie quotidienne, dans le cœur du quotidien, dans les personnalités en mouvement, s'il ne demeure que ce qu'il a été au moment de sa cristallisation, il porte en lui le germe d'un dépérissement inexorable et la certitude de sa propre autodestruction.
Il ya quelques temps de ça, j’ai appris au détour des pages littéraires d’un quotidien que L'espace d'un cillement venait d’être réédité. Depuis, j’imagine qu’elle se l’est racheté.