Pratique à risque

La Bibliothèque Centrale du Service de Santé des Armées, au Val-de-Grâce. Venu me procurer la thèse d’un aïeul Médecin Capitaine, je requiers l’aide de la documentaliste en poste ce jour-là. Affable et efficace, Hélène – c’est son prénom – me dégote illico l’œuvre en question et m’en propose gracieusement la photocopie intégrale.
Tandis que la Xerox mouline, on sympathise. Hélène me narre qu’après quinze belles années au service de la BNF passées à renseigner chercheurs et étudiants, elle a opté pour le calme martial de cette institution nationale spécialisée en médecine militaire.
Ma copie de thèse sous le bras, je quitte le bel établissement avec son numéro en poche.
Échange de textos le soir même, on convient d’un dîner le mercredi suivant.
Quand j’arrive au Blue Elephant, un de ses restos de quartier, je la trouve assise au comptoir à siroter un Thaï Tini.
À table, tout en dégustant sa soupe Tom Kha Kai, Hélène se livre avec entrain :
- J’ai toujours aimé baigner dans les mots, le savoir, la théorie…
- …Au détriment de la pratique ?
- Absolument. Et sans regrets.
Plus tard, au bas de son immeuble je m’invite à monter chez elle ; elle accepte d’une moue circonspecte.
Dans son salon, des étagères bardées de guides de voyage - Lonely Planet, GEO, National Geographic, etc. - m’interpellent :
- T’as bien bourlingué !
- Détrompe-toi…Je me suis contentée de rêver la plupart de ces endroits au fil des pages. Fantasmer des lieux, des odeurs…
- Et du coup niveau libido, tu partages ta couche avec un exemplaire relié du Kâmasûtra ?
- Pour prendre du plaisir et jouir, je me connecte sur YouPorn.
- Tu vis avec ton temps…
- Et toi tu mélanges tout. Tu juges trop vite. Tu moques. Je suis certes un rat de bibliothèque mais loin d’être une oie blanche. » lâche t-elle d’un ton cinglant.
Profitant de mon étonnement, elle enchaîne :
- Tu vois, c’est précisément pour cela que j’ai toujours privilégié la théorie à la pratique : avec cette dernière, tu cours toujours un risque, celui d’être déçu. En théorie, tu me sautais. En pratique, ça n’arrivera pas.
Elle me raccompagne à la porte, on se quitte d’une bise sibérienne.
Rentré chez moi, je me défroque à demi puis m’affale devant la télé. Sur une chaîne de la TNT, une blondasse à gros seins et sourcils dessinés étendue sur un canapé lit d’une intonation scolaire « Le rouge et le noir » de Stendhal. Les paupières de plus en plus lourdes, je finis par sombrer au son de la voix sirupeuse de la bimbo décolorée.