Rouille normande

Deauville, antichambre balnéaire cossue pour parigots en mal d’air pur. C’est en toute fin de matinée que je me gare devant l’adresse indiquée sur le courrier du notaire.
Motif de cette virée calvadosienne, l’évaluation de biens de famille suite au décès d’un ascendant ; la présence des proches est requise. Enfin proches : les oncles et tantes entr’aperçus de temps à autre au sortir de messes d’enterrement, les cousins pas revus depuis les lointains goûters d’anniversaire qui ponctuaient nos premières années.
Quand j’arrive sur les lieux, tout le monde est déjà là. On m’accueille cordialement, à grand renfort de signes de tête et de sourires en coin.
Tandis que le notaire - un type au physique Giscardien- assisté d’une jeune fille obèse passe les pièces en revue muni d’une tablette numérique, je m’isole sur un des balcons, un verre de jus d’orange en main.
À travers la baie vitrée, je scrute les visages un à un et constate avec amertume que la tronche de ma boulangère me revient bien plus que les leurs. Nos liens largement distendus à force de trop de temps passé semblent aujourd’hui franchement dissous.
Sa tâche bouclée, le type fait parapher à tous une simili feuille de présence puis se taille avec sa stagiaire porcine. Profitant de son départ pour moi aussi mettre les voiles, je prends congé de la tribu d’un sibyllin « à très bientôt ».
Dehors le vent souffle mais l’air est doux ; je décide d’une balade du côté du port de plaisance avant de reprendre la route.
Sur l’eau verdâtre, les coques tanguent mollement, les mâts oscillent dans un ballet presque hypnotique. Je me rapproche du bord du quai.
- Gaffe à pas tomber dans la flotte, c’est pas moi qu’irais vous chercher.
La voix vient d’une poupe de voilier. Le gars s’est adressé à moi sans même me lancer un regard.
- Et pourquoi pas ?
- Trop de boulot. Voyez cette foutue rouille…Elle dort jamais, la garce. Elle travaille jour et nuit, elle ronge sans répit.
- Pire que le temps qui passe…
- Elle est le temps qui passe. Et on peut pas grand-chose cont’ ça. À part meuler, poncer, enduire…Pour c’que ça tient…
La conversation tourne court, je salue le type et me taille.
Sur le trajet du retour, je m’arrête faire un plein d’essence dans une des stations de l’A13. Près d’une des machines à boissons, mes yeux croisent ceux d’un des cousins présents dans l'appart ce matin. Il plonge le nez dans son gobelet, mécaniquement je fais de même. À la surface de mon Lipton « Yellow label », mon reflet orangeâtre ondule, se trouble.