Lumières d'eau

Charline et moi fréquentions le même atelier d’écriture, du côté de la rue d’Alésia. Le cours terminé, on avait nos petites routines : un kébab acheté au grec du coin qu’on allait engloutir au bord du lac du Parc Montsouris en débriefant la classe du jour face à une cohorte de canards et autres oies à tête barrée. Chacun apportait tour à tour un livre de son choix, lisait à l’autre quelques passages choisis pour après en parler, en débattre, en rire ou en pleurer.
- « Ils étaient donc là heureux, inutiles, en proie à un bonheur public, dépendant l’un de l’autre comme de l’offre et de la demande. Ils demeuraient suspendus par un lien unique, au-dessus du vide par eux préparé, et goûtaient avec ravissement ce péril.
Maintenant que faire de leur victoire ? Sauf l’heure où ils se lavaient (et le vagabondage spécial des rêves), ils ne connaissaient plus la solitude. Entre eux, plus rien de fortuit, d’enchanté, d’ombrageux. Ils s’appartenaient dans la lumière la plus dure : celle du bonheur. »
- Ah ouais. Tiré de…
- Lewis et Irène, de Paul Morand. C’est du lourd, hein ?
- Un peu trop à mon goût...Pourquoi faut-il toujours que tu te vautres dans le glauque ?
- Un brin sommaire, ton résumé…
- Bah c’est mon ressenti.
- Ça t’inspire vraiment rien d’autre ?
- À part l’envie de m’foutre à l’eau, pas grand-chose je t’avoue. Encore heureux qu’à chaque fois que tu m’fasses la lecture on soit qu’au bord de ce p’tit lac. Si c’était sur le Pont des Arts, y'a longtemps que j'me s'rais noyée.
- Pour le coup, là c’est toi qui broies du noir.
- Bah voyons. Et bientôt tu vas me sortir le refrain « sans ombre pas de lumière »…
- Perspicace, ma Cha’. Bon, en parlant d’ça, j’vais aller m’vider la vessie à l’ombre d’un bosquet bien touffu.
À mon retour, je découvre Charline debout, face au lac. À ses pieds mon bouquin posé, des pages arrachées en son centre. Sur l’eau, des bateaux de papier pliés façon origami flottent entre des cygnes noirs perplexes.