Peurs primitives

Invité par Karine, une amante d’origine vietnamienne et attachée culturelle de profession, à découvrir en avant-première l’exposition « Enfers et fantômes d’Asie » au Musée du Quai Branly, je la rejoins tôt dans la soirée pour une visite privilégiée.
À mon arrivée, je la trouve pendue au téléphone, au milieu d’une négo’ musclée. D’un sourire d’excuse, elle me tend le petit dépliant introductif à la visite que je parcours pour patienter :

« Plongée dans le monde des esprits, de l’épouvante et des créatures fantastiques : l’exposition s’empare des histoires de fantômes en Asie. À travers l’art religieux, le théâtre, le cinéma, la création contemporaine ou le manga, un parcours aux frontières du réel. »

Un bon quart d’heure plus tard, l’oreille toujours collée à son portable, Karine me fait signe d’avancer et donc de commencer sans elle.
C’est alors seul mais poursuivi par le claquement de ses talons que je découvre les premières œuvres exhibées : des estampes à l’aura quasi maléfique où des Yōkai, ces créatures surnaturelles issues de la culture horrifique japonaise, s’entredévorent. Un peu plus loin, je tombe sur deux Phi Pret, esprits animistes et figures emblématiques du folklore thaïlandais. Exposés à taille réelle, yeux exorbités et langue pendue jusqu’à mi-cuisse, ils se tiennent dans toute leur maigreur. C’est l’instant que choisit Karine pour enfin me rejoindre et me murmurer, amusée :
- Alors, ce petit couple te plaît ? Des fantômes affamés…Leur appétit insatiable les plonge dans une souffrance permanente. La légende raconte qu’ils sont maudits à cause d’une vie terrestre remplie de vices, de déboires, de violences…
- À défaut de m’plaire, ça me parle.
La tournée terrifique se poursuit, ponctuée de visions tantôt drôles - un moine bouddhiste poursuivi par une horde de zombies version bol de rāmen -, tantôt touchantes - une geïsha borgne au visage bleuté pleurant son tanuki momifié -, tantôt carrément cauchemardesques : un manuki-neko - ces chats porte-bonheur japonais qu’on trouve fréquemment en vitrine de petits commerces ou bien sur les comptoirs d’échoppes - éventré, d’où jaillissent des vampires sauteurs.
Notre promenade privée achevée, je questionne Karine à-propos :
- Et toi, ta plus grande vision d’horreur ?
- C’est drôle que tu me demandes ça. Elle me vient la nuit, fréquemment. Quand justement, j’ai les yeux fermés. L’orphelinat de mon enfance, à Saïgon. Là où j’ai fait mes premiers pas et passé mes premières années, jusqu’à mon adoption. Son odeur, ses bruits, ses couleurs…Ses  cris. Ses pleurs. BOUH.
- Comme tu dis, bouh.
- Bon, m’en veux pas, j’ai encore mille appels à passer, l’expo démarre dans deux semaines et on est loin d’être prêts…On s’appelle fin avril, je serai déjà plus dispo’.
Resté figé dans mes pensées, encore ensorcelé par ce spectacle d’images lugubres, sublimes, je finis par rentrer, longeant la fameuse palissade de verre du musée, ornée pour l’occasion de collages aussi géants qu’effrayants. Quand je lève les yeux vers l’un d’eux, c’est pour croiser le regard railleur d’un démon au visage fardé tel celui d’un acteur de kabuki, ses traits déformés par un rire aussi crispant qu’imaginaire.