Heureuse résolution

Quatre soirs par semaine, le conjoint de Claire, journaliste à Solidaires, une revue d’union syndicale, était retenu par ses obligations professionnelles. C’était bien assez pour nous accorder quelques plages de bon temps ensemble, habituellement chez moi.
Mais ce soir-là, une énième grève de métro-RER ne nous laissa pas le choix : Claire rentra directement chez elle en Vélib’ et, très exceptionnellement, consentît à me faire venir.
Vers 19h, j’enfourchai donc ma brêle et pris la direction de Saint-Ouen, où le petit couple venait d’acheter un logement à basse émission carbone dans un éco quartier.
Je m’étonnais toujours que Claire me sollicite, même si très ponctuellement. Lors de notre rencontre, il y a deux années de cela, elle était déjà engagée dans cette relation depuis presque quatre ans. Dès notre première baise, elle m’avait fait part de ses questionnements galliformes, à base, donc, de poule et d’œuf : Je ne sais plus si je trompe Sam’ parce que je n’y crois plus ou si je n’y crois plus parce que je le trompe.
Célibataire endurci et peu expert en matière de problématiques sentimentales, j’étais bien en peine de l’aider à dénouer ce sac de nœuds conjugal. Je mettais néanmoins un point d’honneur à toujours l’écouter poliment, hochant la tête de temps à autre ou grommelant d’un air entendu histoire de ne pas la décourager dans sa réflexion, aussi stérile que solitaire.
Sitôt la porte d’entrée ouverte, Nino, leur cocker anglais noir et blanc, vint me faire la fête sur le palier. Par respect pour son maître, et surtout pour Nino lui-même, je décidai d’ignorer les tendres manifestations de joie de la pauvre bête.
Claire m’accueillit d’un rapide baiser.
- Je suis rentrée y’a 5 minutes. Je meurs de faim, laisse-moi mettre deux-trois toasts au four et sortir quelques tranches de truite saumonée… En attendant, choisis-nous du bon son. Le Mac est sur la table basse, check mes playlists sur Spotify.
À peine posé sur le sofa, Nino vînt me rejoindre. Campé sur ses deux pattes arrière, il me fixait d’un air impénétrable, langue pendante.
Electro swing, türk pop, acid jazz, rap calédonien… Claire faisait partie de ces gens aux « goûts pointus » selon l’expression consacrée, ce qui à mon sens n’empêchait en rien ces mêmes goûts d’être à la fois merdiques, une grande partie tout du moins. J’optai pour l’option Desert rock et son évocation brûlante, nomade, solaire.
Des riffs de guitare lourds, lents, presque hypnotiques vinrent emplir le salon. Nino se coucha, se calant tout contre ma cuisse. Claire finit par arriver, tout sourire, les mains chargées d’assiettes, une bouteille de blanc sous le bras.
- Excellent choix musical ! J’adore ces chansons planantes, enivrantes… Si je ferme les yeux, je me vois errer seule, nue, un joint à la bouche, dans le Désert Mojave ou bien la Death Valley, enfin sans les cons de touristes, évidemment. Bon, pour le vin, ici on boit bio uniquement. C’est un premier prix, mais tu verras, il est étonnamment exquis.
En fin de soirée, allongés sur le lit, nos appétits repus tant sur le plan culinaire que cul tout court, Claire cala sa tête sur mon torse et me confia :
- Bon, je vais être franche. Après tout, même si l’on ne se doit rien, c’est à mes yeux le minimum. C’est probablement, même sûrement, la dernière fois que l’on se voit.
- Comment ça ?
- Et bien voilà, j’ai décidé de ne plus tromper Sam’ en 2019. Et vu que nous sommes le 14 décembre et qu’il y a fort peu de chances que je te recontacte d’ici le 31…
- Ah. Le côté « bonnes résolutions » de la nouvelle année, donc.
- Exactement. J’ai passé un contrat moral auquel j’ai dérogé ces deux dernières années, je souhaite désormais en respecter les termes.
- Mais… Il n’est pas un peu tard pour ça ?
- En amour, rien n’est acquis. Je n’ai jamais appréhendé cette relation comme un CDI pour haut-fonctionnaire sur-rémunéré et bien planqué, mais plutôt comme un CDD renouvelable. Et ce CDD, renouvelé au 1er janvier prochain, je compte bien l’honorer pleinement.
- Je vois. Enfin à peu près.
- Et toi, de bonnes résolutions ?
- Là, comme ça, y’a rien qui me vient.
- Une petite femme à aimer ? De façon pérenne, j’entends.
- Il reste du vin blanc ?
- Il est au frais, bouge pas je rapporte la bouteille. Encore un peu de truite sur toasts ?
- Non, merci.
Sitôt Claire sortie de la chambre, je me rhabillai à la hâte, prenant soin de ne pas marcher sur les pattes de Nino, étendu de tout son long sur le sol en coco.
- Bah t’es déjà sur le départ ? S’étonna-t-elle en revenant.
- C’est sans doute plus sage, oui.
- Désolée si je t’ai heurté, voire vexé. Cette décision, ça n’a rien à voir avec toi ou la qualité de nos moments.
J’avalai mon verre de blanc d’un trait et pris congé de Claire, non sans une caresse à Nino cette fois-ci.
Avant de reprendre la route, je décidai d’aller marcher un peu dans le Grand Parc des Docks de Saint-Ouen. L’obscurité était quasi totale mais je visualisais bien Claire, Sam’ et Nino se balader tous trois le dimanche dans les grandes allées verdoyantes de l’endroit. Cette nuit-là, je pris l’heureuse résolution d’à mon tour devenir le maître aimant, dévoué, d’un compagnon à quatre pattes.