Préservation

Lou et moi n’avions jamais vraiment coupé les ponts. Ni sa mise en ménage, ni son mariage, ni même son déménagement à 70 bornes de Paris n’avaient eu raison de notre envie de maintenir le lien.
On se voyait quand elle pouvait. Le jeudi soir vers 19h, j’allais l’attendre sur un banc du Parc de Bercy. De là on filait boire des verres au troquet de la rue Corbineau, effeuillant les sujets plaisants : films, spectacles, bouquins, concerts, voyages… On prenait par la suite une chambre dans un des hôtels du quartier. On aimait cette routine clandestine, faite de verres bien remplis et de bon sexe.
Lorsque la soirée s’achevait, on rentrait chez elle en silence. On embarquait dans ma voiture direction Montjavoult, le bled vexinois où son couple avait élu domicile. Je mettais un peu de musique, toujours à volume modéré ; des playlists familières, les bandes-son de nos courts moments passés ensemble : le premier album de Metric, Blanat – un vieux Nino Ferrer –, Bruce Springsteen période E Street Band : Darkness on the Edge of Town, The River… Le regard par-delà la vitre, elle fredonnait, puis bien vite ouvrait son laptop. Les yeux rivés sur la matrice, elle se remettait au boulot. Elle officiait en tant que chercheuse au Ministère de l’Économie. Elle pouvait bien « chercher » par quels nouveaux moyens perfides taxer toujours plus le contribuable français, je n’en savais pas davantage et ça m’allait très bien ainsi. Même topo concernant son couple. Plus d’une heure de trajet sans un mot échangé. Nos doigts s’entremêlaient parfois, nos sourires se croisaient… Mais jamais on ne conversait. On avait cette complicité propre aux vieux couples, aux amoureux taiseux chez qui les silences s’éternisent sans que jamais la gêne ne naisse.
Et puis un jour d’hiver, alors que je m’engageai sur l’A15 direction Magny-en-Vexin, je surpris une larme rouler sur sa joue. Fais comme si t’avais rien vu. Tout en tapant sur son portable, elle reniflait, déglutissait. Cherche pas à comprendre.
– Ça va pas ?
Ferme-la, bon sang.
– Un SMS de mon mari.
T’en mêle pas.
– Rien de grave ?
T’es pas conseiller conjugal.
– Il sait pour nous.
Renchéris pas.
– Il sait quoi ?
ÉCRASE, putain. Tu la baises, tu la boucles et basta.
– Tout.
– Tout ?
– Tout. Nos rendez-vous du jeudi soir, ma boîte mail officieuse, ton pseudo dans mon téléphone…
Elle partit dans une longue tirade, mais je n’écoutais déjà plus. La digue intime avait cédé, le déluge d’emmerdes maritales, d’atermoiements sentimentaux se déversait sur le fragile sanctuaire qu’on avait jusque-là préservé parcimonieusement en respectant une règle d’or : ne pas poser de questions.
Même en janvier, même sous un ciel d’encre, les abords du Parc Naturel du Vexin Français étaient superbes. Au loin, on distinguait les coteaux de la Seine, aussi ses larges boucles aux reflets moirés. C’était probablement ma dernière venue dans le coin avant un bon bout de temps et en de pareilles circonstances. Et c’était là, à cet instant précis, que je m’autorisais enfin à en constater la beauté.
Après avoir déposé Lou à bonne distance de la maison de maître qu’elle et son cocu occupaient, je rentrai sur Paris. En repassant devant l’immense pancarte indiquant le site préservé, je souris à la lecture du slogan affiché en bas du support : Parc Naturel du Vexin Français – Une autre vie s’invente ici.