Fièvre eigengrau (partie 2)

On s’était promis de se voir, au sens propre du terme. De se montrer à découvert une fois notre lubie du noir bel et bien morte et enterrée, l’un comme l’autre entièrement sevrés de notre ivresse d’obscurité.

C’est donc des mois plus tard, un soir, début juillet, que je la rejoins dans son antre, ce loft où j’ai tant tâtonné, ces 70 mètres carrés où l’on s’est rencontrés de nuit, où l’on s’est plus sans un regard, où l’on s’est aimés sans savoir.

Avant même que la porte ne s’ouvre, on le sait tous les deux, il a beau être tôt, il est déjà trop tard. Qu’importe le clair du jour, le bleu voilé du ciel, les jeux sont faits. Le mal aussi.

Alors te voilà, Route barrée.

- Je préfère poète mal rasé.

- Pour moi, tu seras toujours Route barrée. Une ligne droite de brèves cabossées, un style nerveux, des phrases pressées, des mots qui prennent au cœur, au corps, une plume à perdre tous les nord. Et c’est une sudiste qui te parle. Bon, on fait quoi maintenant ?

- On fait comme on a toujours fait. On trinque, on picole, on papote sur fond de playlist en repeat. Mais cette fois, lumières allumées.

- Tu fais plus jeune qu’imaginé. 

- Ah ? 

- Une gueule de joli petit con qui retient jamais la leçon.

- Moins attirant que fantasmé ? 

- Forcément. En tout cas, disons… différent. Laisse-moi m’acclimater. Et toi, tu me trouves comment, finalement ?

À l’instant de lui rétorquer, son portable annonce un texto.

-  Mon mec. 

- Une urgence ?

- Il gère mal notre éloignement. Il se sent seul, vide. Incomplet.

- Wow. 

- Rigole. C’est sûr qu’à toi, le routard du rencard dare-dare, ça risque pas de t’arriver. Tu traces solo, t’arrêtes jamais, m’assène-t-elle en vidant son verre.

- Le voyage, la destination…Tu connais la chanson.

- Ta vieille rengaine, tu te la gardes. Faut voir comment tu vagabondes. Avec toi c’est plus du voyage, mais de la téléportation.

- Bim. Touché.

- Et puis certaines destinations valent la peine de s’y attarder, d’y séjourner paisiblement, conclut-elle, lâchant son iPhone.

- Tu lui réponds pas un mot doux ?

- Pas là, non, je vais éviter. Le vice en toi, c’est de l’inné ou de l’acquis ? 

- Bah quoi, tu vas pas le laisser dans l’noir. Et puis j’sais pas, ce soir j’me sens d’humeur confraternelle. Mon côté franc-maçon, sûrement.

- Tiens donc. Quelle obédience ?

- CLIPSAS.

- Adogmatique. Évidemment.

- J’prône la liberté de conscience. Totale.

- Ça, j’ai bien vu. T’as la libido libérale.

Le long blanc qui s’ensuit laisse place à la voix écorchée du controversé Bertrand C.

Je n’ai pas peur de la route… faudrait voir, faut qu’on y goûte… des méandres au creux des reins… et tout ira bien, là… le vent nous portera…

- Noir Dés’… T’as remis la fameuse playlist. Celle de notre toute première nuit. Acte manqué, délibéré ?

- J’espère que toi non plus, t’as pas peur de la route, car tu vas bientôt la reprendre, tu le sais ça, maugrée Maud en sifflant son verre, le quatrième.

- Éteins.

- Commence pas. 

- Recommence, toi. Éteins.

Tandis qu’elle se lève sans un mot pour actionner l'interrupteur, je la contemple une dernière fois, de dos, perchée sur d’assourdissants Stilettos, vêtue d’un simple caraco.