Le studio de la porte de Vanves

En ce jour de juin 2007, rendez-vous avait été pris en fin d’après-midi avec mon pote et locataire Johan afin de faire l’état des lieux d’un des studios de mes parents qu’il occupait depuis six ans.
Le protocole expédié, les clefs et la caution rendues, il m’offrit un café au troquet d’à côté.
Une fois assis, Jo revint sur les raisons de son départ :
- Deux ans qu’on est en couple avec Sarah, la pression montait crescendo, j’ai fini par céder : on a pris un appart’. Je sais pas trop dans quoi j’m’embarque.
- La grande aventure conjugale… Tu laisses la vie solo à quai, tu prends le large…
- Ouais, avec le sentiment d’être le chef Brody dans Les dents de la mer, qui part zigouiller un grand blanc sur un rafiot de pêche centenaire.
- Bah quoi, il finit par avoir sa peau…
- … Et regagne la terre ferme en slip.
- Elle est si monstrueuse, Sarah ?
- C’est plutôt moi qui m’fait peur : les mauvaises habitudes, les réflexes de célibataire… Et puis cette foutue transparence, l’intimité flinguée...
- Écoute, si ça peut t’rassurer, j’ai pas prévu d’relouer de suite. Si tu sens que l’amour fout l’camp, tu m’ap-…
La sonnerie de son téléphone me coupe.
- Excuse…
Ouais. Soutien moelleux, ferme ou tonique pour le matelas du nouveau lit… J’en sais rien moi, décide… Bah oui ça se choisit à deux mais j’suis pas disponible, là… J’te fais confiance. Allez, on s’retrouve à l’appart ce soir. À tout’.
L’air fermé, Jo raccroche.
- T’aurais dû dire tonique. Vous aurez bien l’temps de l’ruiner, le matelas.
- Vu la fréquence de nos rapports... Bon sang, je fais une ÉNORME connerie.
- Faut parfois en passer par là…
- … Dit le jouisseur sans entraves, le baiseur médaillé olympique.
- Elle est peut-être là, ma bourde…
- Ça va, t’as même pas 30 balais. En tout cas… il va me manquer, ce studio. Tu m’le prêterais à l’occas’, pour dépanner ? Si j’veux voir une poulette en loosedé ?
Le portable sonne de nouveau, Jo le bascule en silencieux.
- Alors, tu s’rais ok ?
- J’viens d’perdre mon locataire, j’vais pas en plus perdre mon pote !
C’était la dernière fois que j’entendais le rire de Jo, il mourrait quelques mois plus tard, tué sur le coup dans un accident de la route en Floride.
Ce 17 juin 2018, presque 11 ans plus tard jour pour jour, j’attends au même troquet, à la même table, à la même place, un acheteur potentiel. Au téléphone, le type m’a briefé : Ce s’rait pour un premier achat, pour notre fils Johan ; on va l’aider un peu mais bon… Vous seriez prêt à négocier ?
Tandis que je vois la petite famille passer la porte du café, j’ai l’ironique pressentiment que cette vente, si elle aboutit, sera tout sauf l’affaire du siècle.