In the Deathcar

30 ans plus tard, elle l’a vu boulevard Beaumarchais. Il marchait seul, appuyé sur une canne. Ça a duré quelques secondes, le temps que le bus accélère. Quelques rides et kilos en plus, pas mal de tifs en moins, mais elle l’a reconnu dans la seconde.

Tout lui est alors revenu : l’auto-école de la rue Monge, ce foutu code loupé deux fois, et puis bien sûr les cours, les cours de conduite après le lycée, et le samedi matin aussi. 

La Peugeot 309 gris clair, garée devant l’établissement. L’odeur de tabac froid imprégnée dans tout l’habitacle et le bruit des portières qui claquent, annonciateur des deux prochaines heures à venir, passées seule avec lui. 

Quand elle mettait le contact, la musique démarrait aussi. Toujours la même, In the Deathcar, single tiré de la bande originale du film Arizona Dream, sorti quelques semaines auparavant. A howlin’ wind is whistling in the night… my dog is growling in the dark… À force, elle connaissait le texte par cœur, les moindres notes de la musique. 

In the Deathcar, we’re alive. 

Sitôt le morceau achevé, invariablement, il rembobinait. Ainsi, à chaque leçon, la chanson passait 28 fois. Elle les comptait minutieusement. Ça l’avait dégouté du film avant même de l’avoir vu. En ado fan de Johnny Depp, elle l’avait pourtant attendu. 

Tandis qu’elle conduisait, anxieuse et concentrée, de son épaisse main droite il triturait le boitier en plastique transparent de la cassette 2 titres, en balançant son crâne de gauche à droite, de droite à gauche, en fredonnant tout bas cette mélodie qui l’obsédait. 

Boulevard Arago, Avenue René Coty, rue Nansouty, Boulevard Jourdan… les artères défilaient, les feux passaient au vert, au rouge, des couples marchaient main dans la main, des sans-abris faisaient la manche et ce porc caressait sa cuisse. 

In the Deathcar, we’re alive.

Apparemment peu à l’aise avec l’anglais, il ne chantait que le refrain, couvrant la voix lugubre d’Iggy Pop d’une intonation doucereuse et avec un accent grossier. 

Plus ils roulaient, plus la chanson passait, plus ses doigts remontaient.

Elle tâchait d’occulter, de ne penser qu’à son permis, qu’à ce précieux papier rose qu’elle tenait tant à décrocher avant le début de l’été, dans l’espoir de pouvoir partir en caisse avec Thomas, son premier mec, parcourir le sud de la France.

Et puis il y eut ce dernier cours, cette ultime leçon, avec un invivable arrêt en forêt de Meudon. La pipe qu’il lui avait intimé de lui prodiguer en pleine nature, le moteur qui tournait, le morceau qui passait. Elle avait encore en mémoire la forme incurvée de sa queue, la tiédeur de son sperme quand il avait éjaculé dans sa bouche sur fond de chœurs, de cuivres, de mandolines.

In the Deathcar, we’re alive.

Elle avait passé le permis fin mai et l’avait eu du premier coup. Thomas l’avait quittée quelques semaines plus tard. Il la trouvait trop prude, voire frigide. Elle avait passé son été chez ses grands-parents, dans leur petite maison de Normandie. 

Depuis ce printemps 93, elle ne s’était jamais remise au volant. 

En descendant du bus quelques minutes plus tard, elle se promit de mater dès ce soir et pour la première fois le film Arizona dream.