48 heures

Un mercredi soir à Roissy, Terminal 2E. 

Tout juste arrivée d’Amérique après une semaine à D.C. passée à suivre pour LCI un sommet sur les risques accrus de l’Intelligence Artificielle, elle poireaute devant le tapis à bagages depuis vingt bonnes minutes déjà quand une voix derrière elle s’élève :

-       Quelqu’un vous attend ? 

Elle sursaute franchement, se retourne.

-       Non mais moi j’attends quelque chose. Ma valise. Ils mettent des plombes à la sortir et la patience n’est pas mon fort. 

-       Grève du personnel, paraît-il. 

Elle l’a déjà croisé mais où ?

 À l’instant même, le tapis se met en action. Ils se sourient de concert et lui en profite habilement : 

-       On fête ça autour d’un café ?

Un visage taillé à la serpe, grand, châtain clair, le regard immensément bleu. Un accent slave. Pile sa came. Elle le trouve courageux et la situation aussi délicieuse qu’insolite.

-       Alors plutôt un verre de vin. Vendredi soir de préférence. 19 heures 30, Le Perchoir, porte de Versailles. Ça vous convient ?

Désarçonné, le type accepte. Au moment de passer la douane, l’homme est prié d’ouvrir ses sacs et elle de circuler. 

Dans le taxi qui l’emmène à Saint-Cloud, il accapare le train sans freins de ses pensées.

Putain. Elle l’a déjà croisé mais où ?

Elle réalise alors qu’ils se sont séparés sans s’être échangés un prénom ni même un numéro.

Vendredi soir venu, après deux jours d'expectative, impatiente, électrique, elle tente le coup à tout hasard, se pomponne et file au rencard. Elle l’aperçoit à l’heure prévue sur le rooftop du Perchoir. Chemise, jeans, boots et saharienne

Sobre et classy. Une allure folle. Ce salopard envoie du lourd.

Ils conversent sans discontinuer, l’échange est fluide et la tension sexuelle palpable. Au sortir de l’établissement, il lui propose un dernier verre, chez lui évidemment. Sur ses gardes mais un peu pétée, elle monte dans son Audi Q7. 

Putain-putain-putain. Elle l’a déjà croisé mais où ?

Arrivés dans son grand duplex de la rue de la Grange aux Belles, elle éprouve une sensation étrangement familière, une exaltation malaisante. Ce grand canapé couleur sable, ces murs peints d’un gris minéral, la repro de Francis Bacon, l’affiche du film Larry Flint… D’un coup ça tilte. Aleksandar, 43 ans, rencontré sur Tinder sans qu’ils ne se soient jamais vus. Ce malade l’avait bombardé de photos de sa queue matin et soir, prises dans toutes les pièces de l’appart, sous tous les angles imaginables. Après l’avoir menacé à maintes reprises de porter plainte pour viol visuel, elle l’avait finalement bloqué.

Au lit, elle reconnaît l’arme du crime : un sexe large comme un bras de bébé, long à l’excès et circoncis. Elle grimpe sur lui, se cambre en arrière, mains calées sur ses cuisses musclées, se frotte jusqu’à se faire exploser. 

Après qu’il ait joui à son tour, elle profite qu’il passe sous la douche pour se rhabiller et filer. 

Dans le G7 qui la ramène vers sa banlieue cossue, elle fouille dans son iPhone, retrouve leurs échanges archivés, conservés au cas où. Émojis à foison, cc, sltlolmdr et les fameuses photos de son service trois-pièces envoyé sous toutes les coutures. Elle songe au sommet de D.C., à ChatGPT, à Tinder, au rapport Homme-machine et remercie grandement Roissy et ses grévistes du moment de lui avoir fait oublier 48 heures durant les affres du 2.0, ainsi que sa vie amoureuse asservie à ces algorithmes, ces applications aliénantes, ce néant numérique.