La force des choses

C’était sa première nuit ici, dans ce trois-pièces refait à neuf, situé au vingt-deuxième étage d’une tour dans le quartier de La Défense.

Depuis son minuscule balcon, elle observait ce paysage nouveau, qui par la force des choses lui serait d’ici peu tout aussi familier que les allées du parc Monceau qui s’offraient à sa vue il y a quelques jours encore.

Ce décor inédit l’interrogeait, partagée entre ébahissement, effroi et enchantement. Esplanade déserte à cette heure, tours de béton aux vitres innombrables, aux éclairages blafards, grues à l’arrêt enluminées de points rougis, arcades commerçantes aux vitrines peuplées de mannequins revêtus de collections en cours… elle allait s’habituer. Au silence de l’appart’ aussi, une semaine sur deux. 

De retour dans le salon, elle se versa un autre verre de Chardonnay et se mît au piano. Elle entama l’andantino d’une sonate de Schubert, la n°20 en la majeur, sa préférée. En jouant la partition de tête, elle songeait à ses gosses, Juliette et Zachary. Elle espérait du fond du cœur qu’ils se plairaient ici, dans ce nouvel environnement. Leurs chambres avaient été repeintes et les lits arrivaient demain. Ce soir, elle dormirait sur le canap’, flambant neuf lui aussi. 

Elle se serait bien couché dès maintenant mais Sarah n’allait pas tarder. Elle regrettait un peu d’avoir cédé à ses SMS en rafale, truffés de fautes et de fantasmes.

De toute façon avec elle l’étreinte était brève, l’orgasme atteint dare-dare. D’ici minuit, elle aurait mis les voiles. Elle croisait les doigts pour qu’elle ait pensé aux Vogue slim qu’elle lui avait prié d’acheter. Le tintement de son téléphone vint interrompre le morceau. Son ex mari. RV notaire mercredi, il propose 18h. Dis-moi si bon pour toi. 

Tout juste divorcée, 3 gamins en garde alternée, nouvellement bisexuelle voire gay à son insu, tout ça à même pas 35 ans. Quelles autres réjouissances lui réservait la vie ? Dans son groupe de copines d'enfance, elle essuyait les plâtres. Quitter son mec, se taper une nana... Certaines s'en amusaient, d'autres l'enviaient, d'autres encore la blâmaient.

Elle se leva.

Il était bientôt 22 heures, le fond de l’air était plus frais, à fortiori à une pareille hauteur. 

Elle alla refermer la double baie vitrée. 

En actionnant le verrou de la poignée, elle scrutât une nouvelle fois les gratte-ciel érigés : Saint-Gobain, Alto, Trinity, et le plus proche, Allianz. Cette dernière tour faisait l’effet d’une succession de prismes cristallins dont les plans triangulaires oscillaient, mêlant ondulations, fentes et entailles. D’apparence, elle semblait imparfaite, voire structurellement défaillante à l’œil non initié, mais en fille de père architecte qu’elle était, elle le savait, ces soit-disant défauts apportaient la lumière à l’intérieur et démultipliaient l’image réfléchie à l’extérieure, l’optimisait, l’embellissait.

Elle sourit en songeant à la symbolique de ce vis-à-vis atypique, démesuré, hors-norme et bientôt familier. À l’instant même l’interphone retentit.