L'affranchie

Lorsque Amanda se pointe au Lucky bastard, son bar à vin fétiche du IIIème, le type est déjà là. La trentaine finissante, un look hipster exhumé des années 2000. Il porte des lunettes trop fines pour son visage, une barbe savamment taillée ainsi qu’un t-shirt MTV, d’époque si l’on en juge par l’état miteux du tissu.

Le logo caractéristique de la fameuse chaîne musicale la téléporte fissa en 1993. Elle se revoit dans le salon de l’appart’ familial du boulevard Magenta, à mettre le volume au max quand passaient ses clips favoris : Cryin', le hit d'Aerosmith, Sting et son It's probably me, R.E.M., Everybody hurts, Soul Asylum, Runaway train...

-       Sympa ton t-shirt, tu marques des points ! s’exclame-t-elle tout en prenant place face à lui.

-       Oh ça… j’l’ai chiné sur Vinted. J’aime bien son p’tit côté rétro. Mais à dire vrai, j’suis pas vraiment branché musique.

-       Ah. Perso, ça me rappelle mes tout premiers cds, mes toutes premières soirées…

-       Tes tout premiers baisers ? 

-       Aussi, oui. 

-       Belle comme tu es, t'as dû commencer tôt. J'suis certain que tu embrasses bien.

Saoulée d’entrée par sa lourdeur, elle interpelle l’un des serveurs et commande un verre de Fixin, un Bourgogne bio qu’elle affectionne. 

Elle l’écoute déballer sa vie d’intermittent sans ambition en acquiesçant religieusement entre deux gorgées dégluties. Le mec fait peine, plus encore quand elle l’éconduit moins d’une heure plus tard sur le trottoir de la rue Commines.

De retour dans son appart’ mansardé de la rue Debelleyme, elle se sert un verre de Brouilly, se connecte sur la chaîne YouTube de MTV. Sourire aux lèvres, elle enchaîne de vieux clips d’époque en savourant sa solitude jusqu’à tomber sur 4 Non Blondes et leur succès XL, What’s up. Dès les premiers accords de gratte elle se rue sur son Mac, prête à presser sur skip. Elle se retient in extremis, part en arrière sur son Chester, ferme les yeux. Elle visualise sa mère en larmes qui fait irruption dans sa chambre ce jour de juin 93, le combiné France Telecom en main, son visage déformé par la douleur, lui hurlant la mort de son père, écrasé par un char dans une rue de Belgrade au cours d’un reportage en pleine guerre d’ex-Yougoslavie. Les jours d’après, elle s’en souvient aussi. Prostrée dans son lit, ses écouteurs de baladeur vissés sur les oreilles, à écouter What’s up du matin jusqu’au soir. Plus tard la prise en charge, les soins, l’addiction au lorazépam, les séjours à l’hosto. Finalement, le bout du tunnel. 

Le morceau terminé, elle va pour le remettre puis s’interrompt. Le réentendre 30 ans après l’a secouée sans pour autant la mettre à terre. Elle se sent de le repasser mais au fond dans quel but ? Elle éprouve un profond bien-être en prenant conscience d’à quel point elle est en paix avec elle-même comme avec son passé. 

Elle coupe YouTube, ferme l’ordi quand son téléphone vibre sur le verre de la table basse. Le type du rencard désastreux qui lui envoie un lien Vinted vers un t-shirt MTV avec le logo de la chaîne imprimé couleur rose pétard. Elle esquisse un sourire en coin, met l’article dans ses favoris, coupe son portable, file se coucher, heureuse en songeant que ce soir elle s’endormira seule, sans benzodiazépine en guise de camisole chimique ni Tinder boy d'une nuit aux airs de prothèse affective.