L'écharpe brune

C’était du temps de MSN, AOLYahoo! Messenger, ces logiciels passés depuis sur l’autre rive du web.

Yaël vivait rue Fragonard et, plus par flemme de ressortir à 22 heures passées que par envie d'inviter un parfait inconnu à domicile, elle m’avait accueilli chez elle sur fond de Myths of the Near Future, le premier album des Klaxons alors tout récemment sorti.

J’étais reparti au matin, réalisant sur le périph’ – le vent glacé fouettant mon cou – l’oubli de mon écharpe brune, souvenir cher à mon cœur, cadeau confectionné des mains de mon défunt grand-père. 

De retour dans mon studio, j’avais trouvé notre fenêtre tchat Meetic ouverte sur l’écran de mon moniteur Packard Bell : ton écharpe est restée chez moi, excuse en cashmere toute trouvée pour que tu viennes remettre ça.

Les jours, semaines avaient passé, nos envies s’étaient fait la malle, diluées dans d’autres discussions, étiolées dans d’autres liaisons.

Un an et des poussières plus tard, on s’était finalement revus un soir de printemps 2008 dans son nouvel appart’ cossu de la place du Venezuela. Ses cartons même pas déballés, l’écharpe oubliée attendrait. 

À nouveau, les mois, les saisons, les rencontres avaient distendu notre lien jusqu’à ce jour d’août 2015 où, de passage dans mon quartier, elle était montée pour la nuit. Juste avant de lever le camp le lendemain à l’aube, Yaël m’avait quitté d’un baiser tendre assorti d’une phrase chuchotée, Ta belle écharpe t’attend, bien pliée, au fond d’un tiroir.

Fin mars 2020, au cœur du premier confinement, je reçus un texto, illustrée d’une photo. Faute de crever du corona, je crève d’ennui. Alors je jette, je trie, je range. Ci-joint ta belle oubliée, précieusement conservée.

Mi-juin 2023, pour la cinquième fois en trois jours, un 06 inconnu au bataillon s’affiche sur mon écran tactile. Méfiant mais curieux, je décroche :

-       Bonjour... Xavier ?

-       Lui-même.

-       Je me prénomme Sarah. Je ne crois pas qu’on se connaisse. Yaël, ma soeur aînée, nous a quittés en tout début d’année. 

Sans réaction de ma part, la fille à la voix frêle poursuit :

-       En vidant son appartement, je suis tombée sur une écharpe, votre prénom et numéro écrits sur un post-it posé dessusJe crois que ma sœur adorée souhaitait qu’elle vous revienne. 

-       Vous ne croyez pas si bien dire.

-       Vous pouvez venir la chercher ou bien je peux vous l’envoyer ; comme vous voulez.

Le mercredi de la semaine suivante, en chemin pour aller bosser, je découvris une grande enveloppe dépassant de ma boîte aux lettres. J’en sortis mon écharpe, désormais doublement précieuse, et, sourire aux lèvres, larmes aux yeux, la dépliai. 

Ce 17 juin 2023, nonobstant les 28 degrés qui surchauffaient l'air parisien, je conservai l'écharpe au cou jusqu’à la tombée de la nuit.

Le jardin secret

Comme Zoé l’avait suggéré, ils s’étaient donnés rendez-vous dans un lieu public parisien aux airs de secret bien gardé. 

Ainsi, c’est un jeudi midi de juin qu’elle l’attendait, assise sur l’un des bancs en pierre du jardin Catherine Labouré, spot aussi verdoyant que méconnu du chic 7ème arrondissement.

Paper Thin Hotel de Léonard Cohen dans les oreilles, elle le vit arriver de loin, vêtu d’une chemise blanche, d’un jean brut et de baskets noires New Balance

Sous une tonnelle, face aux vignes et aux potagers, ils tâtonnèrent à coups de questions coutumières, de regards timidement lancés pour petit à petit se faire toujours plus appuyés.

Au sortir de l’endroit, il l’invita à L’Augustine, le resto du musée Rodin. Tout en dégustant sa salade Camille Claudel, elle l’écouta lui parler de son job de tech consultant, de sa passion pour les forêts - le terme exact était sylvophile, elle l’ignorait – et de ses voyages en Afrique où il rendait visite à son frère, chirurgien installé là-bas. 

C’est en milieu d’après-midi, dans un autre écrin de verdure lui aussi à l’abri des regards, le square Denys Bühler, qu’ils finirent par se rapprocher, se prendre la main, s’emballer. Les rares gens qui passaient par là les pensaient probablement ensemble et l’idée plaisait à Zoé.

En début de soirée ils prenaient un verre à la terrasse des Ursulines, un bar sans prétention niché dans un recoin de la rue Gay-Lussac, quand l’homme se mit à table. Il était en couple depuis près de dix ans et avait deux gamins. Elle fit comme si de rien, termina son spritz St-Germain puis le questionna sur ses dernières lectures et ses prochaines vacances. Décontenancé mais soulagé, le type ne se fit pas prier pour changer de sujet.

Vers 22 heures, ils marchaient rue Saint-Jacques quand Zoé l’entraîna par le bras vers l’hôtel Le Petit Paris. Elle prit une chambre pour la nuit sous les yeux médusés de l’homme. À trois reprises, il insista pour régler, elle refusa tout net.  

Comme pour se faire pardonner, il lui fit l’amour tendrement, un peu trop à son goût. Ils prirent ensuite une douche ensemble. Il la lécha sous le pommeau, la doigta jusqu’à la faire jouir de nouveau. 

Ils se rhabillèrent sans un mot, quittèrent la chambre peu après 1 heure du matin. Devant la borne de taxi, comme elle s’y attendait il proposa de se revoir dès la semaine suivante. Zoé déclina poliment, argua d’un planning surchargé et prit la route, direction son loft du 11ème.

Elle ouvrit la porte en douceur, découvrit les clés de Thomas dans le vide-poche de l’entrée. Il devait roupiller à poings fermés depuis longtemps déjà. Après s’être déshabillée, elle se glissa sous le drap tiède, roula de son côté du lit. 

Elle s’endormit en un éclair, heureuse de cette journée passée dans ces allées confidentielles, dans ces espaces verts aux allures de jolies cachotteries, dans cette chambre anonyme, dans son jardin secret.

#Balancetabrève

Voilà. 

Encore une fois, elle y était. 

Au même endroit, au même moment. Dans le plumard d’un mec, en pleine nuit, peu après avoir fait l’amour suite à un premier rendez-vous. 

Cette fois pourtant, tout était plutôt bien parti. Ils s’étaient parlés via LinkedIn, Enzo était chercheur en psychologie cognitive, elle avait trouvé ça charmant, interpellant, hors-norme. Ils avaient des gens en commun sur le réseau 2.0 et, bêtement elle le savait, ça l’avait plutôt rassurée. 

La semaine qui avait suivi, elle l’avait passée sur son téléphone à le lire du matin au soir, sur des sujets variés, pointus, atypiques : Pourquoi les chansons tristes nous rendent heureux, à quoi servent les faux rires à la télévision, de quoi Tik Tok est-il le nom... Séduite par son savoir, exaltée par son orthographe, c’est elle qui avait initié le passage au réel, de l’autre côté de l’écran. Une vraie rencontre s’imposait, à l’extérieur évidemment.

Ainsi, ils s’étaient retrouvés un dimanche soir de juin autour d’un plaid et d’un plateau pique-nique dans l’herbe des Buttes-Chaumont. Le type, un italien de Lombardie, était plutôt bel homme. Un chouïa petit à son goût mais bien bâti, le regard profond, la voix grave. Et puis, tout comme elle il était de gauche. Tout comme elle également, il trouvait sain voire salutaire d’abattre le patriarcat. Il approuvait le NON C'EST NON et validait pleinement les hashtags Twitter du moment, #noustoutes#metoo et #handsaway. 

Vers 23 heures, tandis qu’ils marchaient côte à côte, elle trouva glam’ et romantique de l’emballer pile devant une banderole murale, STEPHANIE, CECILE, MURIEL, AUDE, ON VOUS CROIT. Au contact de sa raideur elle dit oui à son dernier verre, à venir prendre chez lui, rue de la Chine.

La suite, elle ne la connaissait que trop bien. Une bouteille de blanc éclusée, des galoches, des préliminaires, une étreinte à n’en plus finir. Et là, alors qu’Enzo ronflait, elle voulait se tirer. En temps normal, elle s’en foutait, c’est sans scrupules qu’elle se barrait après avoir eu son orgasme. Et d’expérience elle le savait, du sexe dès le premier soir était synonyme de plan cul. Mais lui, elle l’aimait bien. Pour une fois, elle se projetait ailleurs que contre un mur, sur une table ou bien dans un lit. Elle s’en voulait d’avoir cédé, encore plus de vouloir partir. Qu’allait-il penser, au matin, découvrant sa fuite en loosedé ? En même temps, il l’avait invitée chez lui. Le gars voulait baiser, point barre. Et puis merde, elle n’avait rien signé. Elle voulait juste rentrer chez elle, dormir tranquillou avec son chat Jean-Luc, du nom du tribun politique. Punaise, on était en 2023, c’était une femme libre, affranchie. Pas de quoi culpabiliser. Passer pour une salope n’était pas - plus - son problème. De toute façon demain, elle voyait Isaac, son amant de longue date, son sextoy sémite comme ses copines l’appelaient. Il avait beau voter Macron et bosser pour le groupe Total, il n’en restait pas moins le coup du siècle, alors, régulièrement, elle le sollicitait.

Elle rassembla ses fringues, fila se rhabiller en douce dans le séjour, commanda son G7. Juste avant de quitter l’appart’, sur le grand miroir de l’entrée elle écrivit de son rouge à lèvres équitable siglé Born to Bio, #onselèveonsecasse.

Viol estival

Amis partis, restos fermés, bar désertés… Le soir en août, elle s’ennuyait toujours un peu dans son studio mansardé de la rue du Puits de l’Ermite. En picolant du Minuty, son rosé star comme elle aimait l’appeler, elle s’enfilait des séries en streaming, des films en VOD. Absence de bruits de pas, de portes qui claquent, de cris d’enfants : les voisins avaient mis les voiles pour divers enfers balnéaires, l’immeuble était quasiment vide. Seul le quadragénaire du haut semblait être resté à quai. Hermétique aux saisons, imperméable aux agendas des uns et aux congés des autres, durant ces deux mois suspendus, invariablement, il continuait d’accueillir chez lui des femmes à partir de 21 heures. 

Son mode opératoire semblait toujours le même, auditivement parlant du moins. 

Au premier acte, il leur passait du rock,  le Let it Bleed des Stones, Dark side of the Moon de Pink FloydPuis venait la phase électro. Résonnaient alors des morceaux compil’ Costes fadasses, criblés de beats d’hypermarchés, d’informes voix samplées, sans âme. 

Peu après, le martèlement de talons au-dessus de sa tête annonçait l’acte II. Elle le savait guidant sa proie dans sa chambre à coucher où des cris et des gémissements l’informaient de l’étreinte en cours. Arrivait enfin l’acte III, sans bande-son celui-là. Seul bourdonnait le glouglou de la tuyauterie, la douche post-coït signalant la fin de la fête, le départ imminent de la prise du moment.

La porte sitôt claquée, la musique reprenait. L’homme se passait alors du blues, un tube de Bobby Bland qu’il repassait x fois de suite, Ain’t no love in the heart of the city. Il concluait par du classique, là aussi toujours le même morceau. Le volume était si maousse, les cloisons et les murs si fins qu’elle avait pu le shazamer : la symphonie n°49 en fa mineur d’Haydn, La Passione. 30 minutes d’expression musicale lancinante, douloureuse, romantique.

Elle l’imaginait seul, allongé sur son lit, les yeux fermés, entouré de hautbois, de cors et de bassons, à rêver d’élans tempétueux, de passion sans pareil, d’amour inconditionnel. 

C’est là, lors de ce dernier acte, qu’elle s’endormait, amusée, apaisée, touchée par le partage à son insu de ce voisin dévoyé, par cet abandon dérobé, par cette intimité violée. 

Abus de bien-être

Faites l’expérience de la meilleure version de vous-même.

Voilà ce qui avait poussé Laure à s’inscrire au Tigre Yoga Club, nouvel espace bien-être situé en plein cœur du Marais. Après son cours de pilates, elle fila dans l’espace jus se servir un cocktail détox. Tom, le prof de Qi Gong était là, discutant avec deux élèves. Les filles en legging-débardeur l’écoutaient sans ciller, buvant ses paroles mot à mot.

Quand elles descendirent aux vestiaires, ils se rapprochèrent d’un sourire. Ils parlèrent approche holistique, cours de reiki et jeûne intermittent. Laure prétexta un intérêt pour ses stages Qi Gong Pleine Nature pour prendre son numéro puis fila se doucher.

L’après-midi, ils se textèrent du tac au tac et se retrouvèrent le soir-même dans un bar de Ménilmontant, La Fissure. Tom connaissait Pierre-Luc, le barman, généreux, showman au possible. Il leur servit son punch maison accompagné de tapas en pagaille.

Au cours de la soirée Tom l’abreuva de phrases toutes faites, de postulats bourre-mou, de pensées prémâchées, du style Rien n’arrive sans raison ou encore L’univers met toujours les bonnes personnes sur votre route pour vous aider à accomplir vos buts. Elle l’aurait bien aimé plus fin, plus subtile dans sa séduction mais sa belle gueule et sa carrure suffisaient à l’électriser. Après lui avoir proposé de lui révéler quelques secrets charnels taoïstes et lui avoir murmuré des mots sanskrits d’un ton grave, d’un air pénétré, il l’invita dans son studio de la rue Charles Renouvier. 

À moitié défroquée dans l’ascenseur de son immeuble, sa langue enfoncée dans sa bouche, Laure dégoulinait de désir à l’idée de la nuit de baise qu’ils se préparaient à passer. Tandis qu’ils filaient dans la chambre, elle avait en tête ces pratiques qu’il avait mentionnées au fil de la soirée : kung-fu sexuelfitness des organes génitauxtechnique de l’œuf de Jade… Crevant d’envie de le sucer, elle s’agenouilla devant lui et le débraguetta. Quand elle abaissa son boxer et découvrit son mini zob noyé dans un buisson de poils, elle en déglutit de dépit. Pas plus gros que ses testicules, elle crut voir trois œufs dans un nid. Le membre était si riquiqui qu’elle eut du mal à le branler, encore plus à le prendre en bouche. Pour couronner le tout, il éjacula sans prévenir dans les trois minutes qui suivirent. Tandis qu’il giclait sur sa langue, Tom marmonnait d’étranges mantras entrecoupés de râles porcins. Laure n’osait plus bouger, moins dégoutée par son sperme au goût bizarrement agréable que par la taille de son pinceau et l’impression qu’il lui donnait de sucer un sexe d’enfant.

Une fois qu’il se fut retiré, elle se rua dans la salle d’eau pour cracher, se rincer la bouche. Moins de cinq minutes plus tard, elle s’engouffra dans son Uber. Sur le trajet, fumasse, frustrée, elle prit la décision de mettre fin à sa période d’essai au Tigre Yoga Club et de se réinscrire dès demain à son CMG de quartier.  

Eigh'teen

Au début des années 2000, tout le monde achetait des CDs. 

Elle, du haut de ses 15 ans, en avait déjà quelques-uns mais rien de comparable avec l’imposante discothèque du type de 28 ans chez qui elle se trouvait ce soir. 

Ce jour d’octobre 2002, elle rentrait de son cours de danse quand il avait croisé sa route, devant les grilles du square Louvois.

Comme bien souvent à cette époque, dès 19 heures ses parents étaient de sortie, toujours chacun de leur côté. Elle n’aimait pas rentrer chez elle et trouver l’appartement vide. En ce temps-là, Insta, Snapchat n'existaient pas, les plateformes de streaming non plus, ces drogues digitales d’aujourd’hui aux airs de pilule bleue dans Matrix, ces néo-stupéfiants qui font passer le temps, ces anesthésiques au réel qui font voir la vie en pixels, soulagent les solitudes. 

Alors quand il lui avait proposé un verre au Vivienne, un bar du quartier, flattée, elle avait accepté. Deux cocktails Bellini plus tard, elle avait aussi dit ok pour aller écouter chez lui Songs for the deaf, l’album tout récemment sorti des Queens of the Stone Age.

Assise dans un des fauteuils club de son double séjour, elle l’avait observé chercher l’album parmi les milliers de boîtiers entassés sur ses étagères.

Il ne l’avait jamais trouvé alors lui avait proposé d’en choisir un à écouter. Face à l’immense mur de musique, elle avait fermé ses yeux en amande et pioché au hasard. 

18, de Moby.

Lui aussi venait de sortir. Allumant rarement la télé, n’écoutant jamais la radio, elle connaissait l’artiste de nom, sans plus. Elle scruta la pochette, face avant, face arrière.

18, comme 18 titres. 

18, comme le chiffre annoncé quand il lui avait demandé son âge. La coïncidence l’amusa.

L’album aussitôt mis, il l’attira vers lui, la déshabilla sauvagement. Elle renonça à se débattre.

Il la baisa sur 18

C’était sa première fois, alors elle eut mal sur 18, elle feignit de jouir sur 18, elle chiala sa mère sur 18.

Au moment de mettre les voiles, les cuisses rougies, le teint livide, il lui offrit le disque et griffonna son numéro sur un bout de papier qu’elle balança sitôt sortie. 

Cette odieuse relique audio, ce cadeau d’adieu, ce honteux fardeau, elle le trouva dans un carton un soir de ménage de printemps 2023. Moby avait plus que jamais le smile devant ce putain de ciel bleu.

Ce jour-là, elle bazarda bien des CDs mais, encore une fois, échoua à se défaire d’18.

Le vase

L’homme la suivait depuis maintenant cinq semaines. La première fois qu’elle l’avait vu, c’était début avril, rue de Crussol, juste en sortant de La Prune Folle, son petit resto de quartier. Leurs regards s’étaient rencontrés, sans étincelle particulière. Elle avait tracé son chemin. 

15 jours plus tard, il était assis sur un banc à quelques mètres d’elle tandis qu’elle prenait sa pause dej’ avec un collègue à la terrasse de L’inavoué, leur cantine habituelle du centre de Paris. Plongé dans un livre, La vie matérielle de Duras, il était à 10 mètres, planté, en évidence, tel une ombre en plein jour. Elle avait eu beau le fixer, il n’avait pas levé les yeux durant l’heure pleine qu’avait duré son déjeuner. Pourtant elle le savait, elle en était certaine, il était là pour elle. 

Deux semaines passées jour pour jour, elle l’aperçut dans le rétroviseur central de sa Mini Cooper. Il était au volant, ou plutôt au guidon d’une moto à l’aspect rétro. Quand il se mit à sa hauteur, elle reconnut What’s going on de Marvin Gaye, une chanson maintes fois entendue dans son enfance, sur la platine vinyle de l’appartement familial. Le feu à peine passé au vert, il abaissa sa visière noire, mit les gaz et s’évanouit dans le flux de voitures du boulevard Beaumarchais.

Le week-end suivant elle arriva en retard à la cinquième et dernière session de son atelier de kintsugi, cet art japonais symbolique de la résilience consistant à redonner vie à des objets brisés en sublimant leurs fêlures à l’aide de laque, de poudre d’or. C’est alors qu’elle le vit surgir de la station Bréguet-Sabin. Il montait lentement les marches mais son pas semblait assuré, déterminé, définitif. Cette fois, il la dévisageait. Elle plongea ses yeux dans les siens, et, étrangement, se sentit bien, comme à l’abri, immergée dans ce vert d’opale, noyée dans ces pupilles-trous noirs.

Elle finit par baisser la tête, pressa le pas vers le 14, rue Saint-Sabin, où avait lieu son cours.

Tandis qu'elle achevait la restauration de son vase, magnifiant les cicatrices éparses sur la porcelaine à coup de laque rouge et de poudre dorée, elle sentit ses pensées voguer vers l’inconnu et des détails de sa personne. Il fumait, elle venait de s’en rendre compte. Quand il apparaissait, c’était toujours une cigarette au bout des doigts, un paquet au creux de la main. Des Marlboro Red. Autre élément troublant, dans ces moments, ces instants suspendus, les effluves fraîches et épicées d’un même parfum lui parvenaient. Mélange corsé de poivre noir et de fougère boisée. La fragrance lui était franchement familière, sans qu’elle parvienne pour autant à en sourcer la provenance.

C’est au sortir de l’atelier, son vase restauré en mains, précautionneusement emballé, que la révélation lui vint.

JulesJules de Dior. Le parfum d’antan de son père, emporté au printemps dernier par un arrêt cardiaque massif. Incinéré selon ses dernières volontés, ses cendres restaient à disperser mais elle ne s’y résolvait pas.

De retour à l’appartement, elle déballa son vase, contempla les striures dorées. 

Dès le week-end prochain, elle se rendrait en Aquitaine, s’en irait transvaser les cendres de l’urne à son ouvrage achevé. Au moment de les disperser, elle le savait, l’homme saurait se manifester.