Le vase

L’homme la suivait depuis maintenant cinq semaines. La première fois qu’elle l’avait vu, c’était début avril, rue de Crussol, juste en sortant de La Prune Folle, son petit resto de quartier. Leurs regards s’étaient rencontrés, sans étincelle particulière. Elle avait tracé son chemin. 

15 jours plus tard, il était assis sur un banc à quelques mètres d’elle tandis qu’elle prenait sa pause dej’ avec un collègue à la terrasse de L’inavoué, leur cantine habituelle du centre de Paris. Plongé dans un livre, La vie matérielle de Duras, il était à 10 mètres, planté, en évidence, tel une ombre en plein jour. Elle avait eu beau le fixer, il n’avait pas levé les yeux durant l’heure pleine qu’avait duré son déjeuner. Pourtant elle le savait, elle en était certaine, il était là pour elle. 

Deux semaines passées jour pour jour, elle l’aperçut dans le rétroviseur central de sa Mini Cooper. Il était au volant, ou plutôt au guidon d’une moto à l’aspect rétro. Quand il se mit à sa hauteur, elle reconnut What’s going on de Marvin Gaye, une chanson maintes fois entendue dans son enfance, sur la platine vinyle de l’appartement familial. Le feu à peine passé au vert, il abaissa sa visière noire, mit les gaz et s’évanouit dans le flux de voitures du boulevard Beaumarchais.

Le week-end suivant elle arriva en retard à la cinquième et dernière session de son atelier de kintsugi, cet art japonais symbolique de la résilience consistant à redonner vie à des objets brisés en sublimant leurs fêlures à l’aide de laque, de poudre d’or. C’est alors qu’elle le vit surgir de la station Bréguet-Sabin. Il montait lentement les marches mais son pas semblait assuré, déterminé, définitif. Cette fois, il la dévisageait. Elle plongea ses yeux dans les siens, et, étrangement, se sentit bien, comme à l’abri, immergée dans ce vert d’opale, noyée dans ces pupilles-trous noirs.

Elle finit par baisser la tête, pressa le pas vers le 14, rue Saint-Sabin, où avait lieu son cours.

Tandis qu'elle achevait la restauration de son vase, magnifiant les cicatrices éparses sur la porcelaine à coup de laque rouge et de poudre dorée, elle sentit ses pensées voguer vers l’inconnu et des détails de sa personne. Il fumait, elle venait de s’en rendre compte. Quand il apparaissait, c’était toujours une cigarette au bout des doigts, un paquet au creux de la main. Des Marlboro Red. Autre élément troublant, dans ces moments, ces instants suspendus, les effluves fraîches et épicées d’un même parfum lui parvenaient. Mélange corsé de poivre noir et de fougère boisée. La fragrance lui était franchement familière, sans qu’elle parvienne pour autant à en sourcer la provenance.

C’est au sortir de l’atelier, son vase restauré en mains, précautionneusement emballé, que la révélation lui vint.

JulesJules de Dior. Le parfum d’antan de son père, emporté au printemps dernier par un arrêt cardiaque massif. Incinéré selon ses dernières volontés, ses cendres restaient à disperser mais elle ne s’y résolvait pas.

De retour à l’appartement, elle déballa son vase, contempla les striures dorées. 

Dès le week-end prochain, elle se rendrait en Aquitaine, s’en irait transvaser les cendres de l’urne à son ouvrage achevé. Au moment de les disperser, elle le savait, l’homme saurait se manifester.