Le prénom

Elle le voyait une fois tous les six mois et ça lui allait bien comme ça. Il la convoquait systématiquement dans des restaurants hors de prix, des lieux sans âme où les serveurs le connaissaient et l’appréciaient pour le montant de ses pourboires.

Le protocole variait rarement : à peine assise, il la bombardait de questions quant à ses projets du moment, aux types qui lui tournaient autour, à l’état de son compte en banque. Sans lui laisser le temps de regarder la carte, il commandait ensuite pour deux. En attendant leurs plats, il la détaillait du regard : maquillage, coiffure, fringues, chaussures. Juste un peu d’eyeliner, ses cheveux détachés, style vestimentaire casual chic ; blazer noir, pantalon à pinces, t-shirt blanc loose, sneakers Prada. Elle savait ce qu’il appréciait. Femme, mais pas trop. Elle prenait toujours soin d'avoir autour du cou le pendentif Chaumet qu’il lui avait offert le jour de ses 18 printemps, un E en or blanc, 9 carats.

Une fois servis, il centrait la conversation sur lui. Derniers voyages, affaires en cours, ses récentes entrevues avec quelques grands de ce monde : un ambassadeur plein aux as, un commissaire européen fraîchement nommé, une toute jeune secrétaire d’état… De peur de manquer d’à-propos, elle avalait son plat sans trop lui poser de questions. Elle hochait la tête la bouche pleine, déglutissait en acquiesçant. D’elle, il n’attendait rien de plus, elle le savait, avait fini par l'accepter.

Au sortir de l’établissement il lui commandait un taxi, l’attendait avec elle. C’était toujours à cet instant qu’il lui glissait du cash dans son sac cabas Marc Jacobs, en général 2000 euros assorti d’un baiser furtif déposé sur son front. 

La portière sitôt refermée, elle le voyait faire demi-tour et s’éloigner d’un pas pressé, le nez plongé dans portable. En larmes sur la banquette arrière, elle avalait alors son comprimé de Lysanxia et se connectait sur Bumble. Elle répondait au premier mec un minimum photogénique, à peu près bien câblé et pour peu qu’il soit disponible et n’habite pas au cul du monde, chez ses parents ou en colloc', débarquait chez lui dans l’heure. 

Au lit elle avait une seule exigence, entendre son prénom susurré tandis que le mec la sautait. Qu’il le murmure jusqu’à l’orgasme. Prénom qui n’était pas le sien, prénom d’emprunt, pseudo 2.0 qui lui allait si bien. Électra, inspiré d’Électre, équivalent jungien d’Œdipe. Prénom désiré par son père, écarté d’entrée par sa mère. Au départ de celle-ci, enfuie du jour au lendemain sans laisser de mot ni d’adresse, il l’avait renommée ainsi sans lui demander son avis. Pour l’état civil, elle se prénommait Joanna. Pour son fantôme de père et les ectoplasmes d’applis, elle se dénommait Electra.