L'étreinte

Marchant main dans la main avec ma copine du moment dans les petites rues de Lisbonne, j’entends une voix m’interpeller depuis le trottoir d’en face. Je reconnais Victoire, ma toute première et dernière psy. L’oreille bienveillante de mes années adolescentes, la main tendue vers mes poignets bleuis.

Tandis qu’elle traverse la Rua da Madalena pour nous rejoindre, je la détaille scrupuleusement : gracieuse dans chacun de ses gestes, élancée, plus blonde que jamais, ces mêmes yeux de chat vert émeraude, et toujours cet air joliment spleeneux à la Virna Lisi, cette sublime actrice italienne des années 60-70.

Les présentations effectuées, Victoire s’enquiert : 

- Alors dites-moi, Xavier, comment ça va, depuis le temps… depuis ce temps…cette nouvelle vie masquée, confinée, multi-vaccinée…

Cette même manière de questionner sans avoir l’air d’interroger. Et cette façon d’articuler, de presque goûter mon prénom. Troublé, je tente de garder la tête froide :

- On fait aller. Depuis la fin des restrictions, Jess’ et moi voyageons pas mal. Croatie, Malte, Suède, Italie. Et maintenant Portugal.

- Vous avez bien raison. Au propre comme au figuré, il faut savoir s’évader. 

- Et du coup, vous, vous faites quoi ici ? vacances, boulot ? 

- Je donne une conférence demain, en fin d’après-midi.

 Ah, intéressant. Quelle thématique ?

- L’intitulé exact est "Comment modifier les scénarios de vie négatifs et stopper les échecs répétitifs grâce à la thérapie cognitive processuelle".

- Tout un poème !

- Comme vous dites. À propos… vous en écrivez toujours, en 2021 ? 

- Plus que jamais… ainsi que quelques brèves. 

- Vous publiez ? 

- Sur des blogs... aussi fréquentés qu’un gite rural de Lozère en plein mois d’janvier. En gros, rien de très ambitieux.

 Si ça vous plaît, c’est l’essentiel. Je me souviens de vos écrits... sur votre mère...elle va bien, enfin, mieux ? 

- Disons qu’elle se gère comme elle peut.

- On en est tous un peu là, je crois. A fortiori en ce moment. Bon, Xavier, je ne vous retiens pas plus longtemps. Prenez soin de vous. Et puis de Jessica bien sûr, conclut-elle en lui adressant un sourire, avant de me prendre dans ses bras quelques secondes qui me paraissent durer une vie.

Victoire sitôt partie, Jess' vide son sac :

- Punaise, tu parles d’une allumée. Enfin, si tant est que y’ait la lumière à tous les étages.

- Ah, tu trouves ? 

- Clairement. Elle m’a l’air bien perchée. Une psy, quoi. Elle t’a pas lâché du regard. Un peu plus, elle t’hypnotisait. J’sais pas… j’lui trouve un genre malsain. 

- T'y vas fort.

- Et puis de t'enlacer comme ça, en plus devant moi... franchement…

- C’est marrant que t’en parles. Elle agissait déjà ainsi quand je venais la consulter. À chaque fin de séance, elle m’étreignait sur le pas de la porte. 

 Pour te donner envie de revenir ? Déjà qu’elle est belle aujourd’hui, alors quand elle avait 30 ans… tu devais en rêver la nuit.

Comme on se pose au Shoes and booze bar histoire de s’offrir un cocktail, on poursuit la conversation. 

Figure-toi qu’à la toute dernière séance, après qu’elle m’ait pris dans ses bras, j’ai fini par lui demander si elle agissait de la sorte avec tous ses patients. J’commençais à vriller, à me faire des idées. J’avais besoin d’savoir.

- Tu fantasmais sur elle. Normal. Elle en jouait certainement.

 Détrompe-toi. Vers 1993, j’étais le témoin impuissant des affaires de cœur de ma mère. J’associais alors l’attachement à une torture émotionnelle et, par souci de tout contrôler, de réduire en miettes mon mal-être, je me fermais progressivement. Victoire devait savoir, sentir quel chemin j’empruntais. Bref, encore aujourd’hui j’ai ses dernières paroles en tête : Je tâche de vous faire perdre pied sans pour autant serrer les poings. Sans nos échanges sur son sofa et ces étreintes pour se quitter, sans cette intimité psychique, ce contact physique mais pudique, je suis pas certain qu’à l’époque j’aurais su garder la tête hors de l’eau.

- Ok, compris. Alors à la santé de ta jolie psy siphonnée, ronchonne-t-elle d’un regard rieur, en levant haut son Moscow Mule.

À mon tour je brandis mon verre, mes yeux plongés dans ceux de Jess’.