Rester & devenir

Week-end de l’Ascension chez Aude, une bonne amie, retournée depuis peu à Nîmes, son berceau familial. Autour d’un verre pris en terrasse, elle me prévient :

Comme tous les vendredis, j’dois passer voir mon père.

- T’en parles comme s’il était en taule.

- C’est un peu ça. Depuis le décès de maman, il ne sort plus. Il reste entre ses quatre murs, entouré de ses chats, ses films et ses bouquins. Du coup je lui fais quelques courses, histoire de remplir ses placards, son frigo, et, avec un peu d'chance, son estomac.

- C’est ok si je t’accompagne ? 

- Avec plaisir. Ça lui fera de la visite. Mais t’sens pas obligé.

Sur le chemin jusqu’au Monop’, je tente d’en savoir un peu plus.

- Y’a longtemps qu’elle est partie ?

- Ça fera deux ans le 8 juin. Tombée de son lit en pleine nuit. Elle ne s’est jamais relevée. Il n’a rien entendu, l’a juste trouvée là, par terre, à son réveil. Je crois que quelque part, il s’en veut. Comme s’il l’avait abandonnée. 

- Et via cette petite mort sociale auto-infligée, tu penses qu’il se punit ?

- J’en suis certaine. Maman n’aurait pas voulu ça. Mais tu sais quoi, j’ai cessé de lutter, ma sœur aussi.

 Il se néglige, se laisse aller ?

- Tu verras. C’est assez étrange.

Arrivés chez son père, Aude nous annonce :

Papa, t’es là ? J’suis venue avec un copain. Xavier, tu te souviens ?

Quand l’homme se présente face à nous au beau milieu du salon, bien qu’étonné, je tente de rester l’air de rien. Vêtu d’un élégant complet, chaussé de mocassins comme neufs, rasé de près, les cheveux parfaitement coiffés, il semble prêt à recevoir, ou encore à partir bosser. Alors qu’Aude vide les sacs de courses et papote avec lui, je zieute les étagères de son immense bibliothèque, qui occupe tout un pan de mur. Des romans noirs aux titres cryptiques – La fille qui rendait coup pour coupLe chuchoteur, Le lagon noir – et nombre d’autobiographies, de Steve Jobs à Coco Chanel en passant par Woody Allen, Rachida Dati, Patti Smith, garnissent les étagères du haut. En bas, des westerns spaghetti et des films de cape et d’épée côtoient des comédies sentimentales.

Tandis que je parcours le quatrième de couverture d’un polar scandinave, La cage dorée, un chat persan maousse vient se frotter tout contre mon mollet.

On dirait bien que Neige t’a déjà adopté !, s’exclame le père d’Aude, tout sourire.

- Sacré bibli que vous avez là, dis-je en me retournant. « Un certain goût pour les histoires policières ? »

- Ça m’est passé. Ces derniers temps, je lis Une vie, de Simone Veil. C’est magnifique.

Sitôt sortis de la maison, Aude reprend d’une voix chevrotante :

Bon, j’te fais pas un dessin, il est resté bloqué en juin 2017. Il lit ses autobiographies, mate ses nanars à l’eau de rose, s’habille et se fait beau pour elle...

 Il VIT pour elle.

- Plutôt survit. C’est tellement triste.

- Je sais pas trop. J’suis partagé. Il a pas l’air si malheureux, voire pas du tout. Alors ok, il vit clairement dans le passé… Mais si ça rend son présent plus doux, plus supportable, je vois pas où est le problème. Y’en a bien qui se rendent malades à se projeter dans un avenir qui n’arrive jamais : une âme sœur jamais rencontrée, un bébé jamais arrivé, un boulot jamais mieux payé… 

 T’as pas tort.

- Chacun conjugue son existence comme il le peut... au futur, au passé...

- Avec ses souvenirs ou ses rêves.

- Voilà. C’est selon. Le bonheur de tout un chacun, c’est à géométrie variable. Et même si ça nous paraît dingue, faut savoir resp-…

- Regarde !, me coupe soudainement Aude, en désignant du doigt un bouquin disposé en vitrine dans une librairie.

Devenir ?

- Ouais… les mémoires de Michelle Obama. C’est pas vraiment ma came et encore moins la tienne… mais bon… une nouvelle autobiographie, ça devrait lui plaire, tu crois pas ? C’est bientôt son anniversaire.

Je passe mon bras sur l’épaule d’Aude, dépose un baiser sur sa joue avant de lui ouvrir la porte de La bonne page.