Aux flammes

Il est pas loin de dix-sept heures en ce dimanche pluvieux, quand, après quelques échanges Gleeden, Valentina me texte l’adresse où la rejoindre : 39, quai de Saint-Ouen.

Lorsque j’arrive sur place, je découvre que mon rencard 2.0 m’attend au sein d’une résidence d’artistes, où elle loue quelques mètres carrés qui lui servent d’atelier. Passé la porte de celui-ci, je reste muet devant les grandes toiles accrochées ou bien posées sur chevalets : des nus sanguinolents, quasi-christiques, côtoient des scènes d’orgie où de très jeunes filles en niqab forniquent avec de vieux mâles blancs, costumés, les poches pleines de billets, sur fond de clochers délabrés, de synagogues en ruines et de minarets flambant neufs.

Devant mon silence étonné, elle m’explique :

- Ici c’est mon jardin secret. Pas de mari qui fume, ni de télé qui hurle ou encore de gamins qui braillent. 

- L’endroit rêvé pour laisser libre cours à ton imagination.

- Voilà. J’ai tout loisir d’y exprimer ma créativité débridée.

La baise qui s’ensuit voit les pots de peinture valser, les flacons d’acétone et de térébenthine tomber, les planches sur tréteaux se briser. Nos corps en nage échoués sur un canapé en skaï aux assises défoncées, je constate les dégâts :

Punaise, on en a mis partout. 

- Un peu plus, un peu moins… Ici, c’est fait pour ça.

 C’est vrai qu’on est plutôt raccord avec tes œuvres. De vraies scènes de chaos charnel. 

- Je dirais plutôt sociétal. 

- Au fait, ton mari sait ?

Pour la nature de mon travail, niet. Pour mes écarts, probablement. 

- Accord tacite ?

- On a cessé toute vie intime après la naissance de Thomas, le second. Il aura 8 ans en avril. 

- Ah ouais, quand même.

- Je n'ai rien à lui reprocher mais je l'ai rencontré trop jeune. Et il refuse de divorcer.

- Il t'aime encore, tu penses ?

- Sans doute. C'est son problème. On se voit peu. Lui, son grand truc, c’est retaper de vieilles voitures américaines au son de la musique d’Elvis dans le garage de la maison. Il y passe le plus clair de son temps libre. D’ailleurs à l’heure qu’il est, il a probablement la tête fourrée dans un moteur de Ford Mustang ou sous un châssis de Pontiac.

- Chacun ses vices. D’ailleurs, on remet ça ?

- Je crois plutôt que c’est à ça que je vais me remettre, lâche-t-elle d’un ton soudain plus sec, en pointant son regard vers une toile qu’on devine quasiment terminée. On y voit une femme suspendue, écartelée, des volutes de fumée s'échappant de chacun de ses orifices – nez, bouche, oreilles, sexe.

- Sublime. Y’aurait moyen de t’acheter un de tes tableaux ?

- Ils ne sont pas à vendre. Encore moins à mes plans.

 Tiens donc. Et pourquoi ça ?

- Je crois bien que… de me savoir accrochée chez eux me donnerait la fâcheuse impression d’être un trophée supplémentaire.

- Curieuse façon de voir les choses.

- En gros : j’abandonne mon corps, pas ma chair, déclare Valentina, tout en reboutonnant son jean.

- Mais t’en fais quoi alors, de toutes ces toiles, tu les amasses ?

- J’en monte quelques-unes au grenier. Les autres, au bout d’un temps donné, finissent brûlées.

- Quel gâchis…

- Pour moi, ça fait partie du process’. Créer, contempler, consumer. 

- Violent. Et ça te fait pas mal, de les voir partir en fumée ? 

- Un mal nécessaire. S’attacher, c’est se condamner. T’as commandé ton VTC ?

À peine assis dans le G7, je me reconnecte à l’appli pour découvrir qu’elle m’a bloqué. J’imagine alors son mari, le visage noir de crasse, les doigts pleins d’huile, et songe à toutes ces heures passées à rendre vie à de vieilles caisses made in US, sur fond de Burning love, Don’t be cruel et Love me tender.