Reconquista

Un soir de septembre à Séville, au bar le Second Room. Seul, en terrasse, attablé devant mon gin fizz avec vue la Giralda, j’entends une paire de talons approcher, ensuite qu’on s’installe à côté. Le serveur arrive aussitôt. La cliente, de petite taille, les cheveux aussi longs que noirs, trente ans à tout casser, commande un virgin mojito dans un espagnol à l’accent sévèrement frenchie.

De Paris ou bien de province ?

L’inconnue esquisse un sourire.

- Pire. La banlieue.

Pareil ici. Du côté du 92.

- Et du 78 pour moi.

Quand son cocktail arrive, on a rapproché nos deux tables.

On trouve toujours ça un peu triste, voire louche, les gens seuls au resto, ou bien encore au bar. 

- C’est vrai. Ça intrigue… et donne envie d’en savoir plus. Bon, du coup, qui commence ? 

Honneur aux dames.

- Aux demoiselles, en l’occurrence. Vingt-huit ans, professeure d’Histoire. Je suis là pour une FIV. 

- Célibataire, donc.

- Endurcie. Et qui entends bien le rester. 

Si jeune et si déterminée…

- Je veux pas d’un mec dans ma vie. Et en même temps, je conçois pas celle-ci sans être mère.

- Première tentative ?

 La quatrième. Et vous, alors ? 

- Ici pour tenter de reconquérir Jade, mon ex. Une belle andalouse, aussi sauvage et barj’. Elle m’a quitté un beau matin, s’est envolée par le premier Paris-Séville. Depuis, elle vit chez ses parents.

- Première tentative ?

- Yep. On doit se voir demain matin, pour en parler.

- Vous êtes confiant ?

- Je s’rais pas là ce soir, sinon. Un peu comme vous et votre FIV, j’imagine.

Je sens Mélanie se raidir sur l’assise en alcantara.

Disons… qu’à chaque nouvelle insémination, j’ai la désagréable sensation de forcer toujours un peu plus le destin. En vain, qui plus est. Donc forcément, même si j’y crois, je m’interroge. Une chose est sûre : j'me refuse à faire de Séville mon Azincourt maternel, ma retraite de Russie reproductive.

- Et moi mon Waterloo sentimental, dis-je en levant le bras histoire de nous commander des tapas.

On quitte l’établissement bondé sur les coups d’une heure du matin. En cette toute fin d’été, entre groupes de touristes et hordes de fêtards locaux, les rues de Séville bruissent encore joyeusement.

Arrivés devant son hôtel, Plaza Nueva, on échange quelques derniers mots avant de se rouler une pelle. Elle finit par se reculer.

- Ce baiser n’ira pas bien loin, on le sait tous les deux, murmure Mélanie, tête baissée.

- Ça tombe bien, ta chambre d’hôtel est à deux pas.

Elle sourit, mime un non de la tête. Sans qu’elle ait besoin d’en dire plus, on se prend longuement dans les bras, avant de se souhaiter mutuellement le meilleur et de se quitter d’un sourire.

Sur le chemin du retour, peu pressé de retrouver la solitude de mon studio Airbnb, je m’assois un moment sur les quais du Guadalquivir. Je tente d’anticiper mon face à face à venir avec Jade : ses réserves, ses nombreux reproches, ses questions, sa probable fin de non-recevoir. Mes yeux plongés dans l’eau noire du canal, je pense à Mélanie, à ses batailles perdues, à la prochaine en vue, à cette guerre pour un ventre rond livrée seule, tête haute tout du long. Je finis par rentrer, conscient de devoir être en forme demain, pour ce qui s’annonce déjà être le début d’une longue reconquête.