L'interdite

Dernier soir avant son départ. Quand je passe la prendre Place des fêtes, je constate avec ravissement que pour ce troisième et ultime rencard, Farah s’est habillée autrement plus sexy. Je le lui fais remarquer. Flattée, elle me précise :

- J’ai tout acheté aujourd’hui : veste, talons, bas, chemisier, jupe courte. Même les dessous. Je laisserai ces vêtements chez toi, si ça ne te gêne pas. Et, qui sait, peut-être aurais-je l’occasion de les porter une seconde fois.

- Ah, parce qu’après le dîner, on termine la soirée chez moi ?

- Et même une partie de la nuit. Enfin si ça te dit. Vers quatre heures, je prendrai mon taxi pour Roissy, dit-elle en désignant le sac de voyage qu’elle tient à la main.

Farah s’amuse de mon air hébété, et poursuit :

Allez, ce soir c’est moi qui choisis le resto. Je t’emmène au 2 ours, un iranien sans prétention que mon oncle m’a recommandé.

Le repas terminé, on file en scoot’ jusque chez moi. Au niveau des voies sur berge, j’observe Farah dans le rétro, ses yeux rivés vers le phare de la tour Eiffel plutôt que dans l’eau de la Seine. De temps à autre, je sens ses bras enroulés autour de ma taille se faire légèrement caressants. 

Tout juste arrivés à l’appart, je vais pour allumer la lumière dans l'entrée, elle me retient. 

- Restons ainsi, dans la pénombre, si tu veux bien.

Son sac sitôt posé, elle m’embrasse d’abord timidement, puis sans retenue. Cuisine, salon, chambre, salle de bain : on fait l’amour un peu partout, dans l’obscurité, en silence. Seuls ses cris étouffés, le bruit de nos baisers et de nos corps qui claquent l’un contre l’autre s’élèvent parfois dans l’air.

Tandis qu’on reprend nos esprits étendus sur le lit, Farah chuchote :

Tu peux allumer, si tu veux.

- T’es sûre ? 

- Oui. Quelques bougies, si tu en as.

Les quatre flammes soudain dressées viennent éclairer le mur face à nous et révélent à Farah l’œuvre accrochée.

Wow, il est magnifique ce tableau.

- C'est une repro'. Egon Schiele, ça te parle ? 

- Pas vraiment.

- Un peintre autrichien du début du siècle dernier. La plupart de ses toiles ont été brûlées par les autorités d’alors. Il peignait des femmes, principalement. Des prostituées, en grande partie. 

- C’en est une, là ?

- Nan, celle-ci représente sa femme, Edith. Ils sont morts à quelques jours d’intervalle, de la grippe espagnole. Tu veux l’emporter avec toi ? 

- À Chiraz ? J’aimerais tellement. Mais impossible d’afficher ça chez moi, dans ma chambre. Je vis toujours chez mes parents. Tu sais, là-bas, c’est pas comme à Paris. 

- Et sous ton lit ? 

- Quel intérêt, du coup ?

- Tu la ressors quand tu es seule. Tu la contemples. Puis tu la ranges ensuite, tu la dissimules de nouveau. Je crois que l’idée n’aurait pas déplu à Egon. Il peignait pour outrepasser, il créait pour contrevenir. Schiele en planque à Chiraz, au fin fond de l’Iran. Perso, l’idée me plaît beaucoup.  

- Tu aurais de quoi la couvrir ?

- Yep, je vais chercher du papier bulle.

Sur les coups de quatre heures du mat’, comme je regarde le Uber s’éloigner vers Roissy, j’imagine Farah ce soir endormie, couchée sur le ventre, l’œuvre d’art sous son lit, ses draps couleur jasmin imprégnés d’un parfum d’interdit.