Le combat

TGV Paris-La Rochelle, voiture 15, carré 11, couloir, bas. Affairé à pondre un poème, je sens la femme à mes côtés s’agiter sur son téléphone, ses doigts impeccablement manucurés allant et venant sur l’écran, sur fond de claquements de langue et de soupirs exaspérés.

- Le Wi-Fi made in SNCF… Avec les grèves, c’est leur spécialité.

- Ah, si c'était mon seul problème. Surtout que pour une fois, ça marche bien, enfin disons correctement. Non, là, c’est juste mon ex qui me rend folle : je descends expressément à La Rochelle pour récupérer mes affaires et ce débile me texte que je vais devoir poireauter devant sa porte, le temps que monsieur se libère.

- Et y’avait pas moyen de vous les envoyer ?

- Vu la valeur de certaines choses, et surtout vu mon ex, mieux vaut une remise en mains propres. Bon, je vais l'appeler, histoire d’organiser tout ça. Gaspar, tu restes sage, ok ?, lance-t-elle au gamin face à nous, plongé dans son manga One piece.

Sitôt sa mère partie s’isoler entre deux voitures, l’enfant m’interpelle :

- Vous travaillez ?

- Pas vraiment. J’écris un poème.

- À qui ?

- À moi-même, je crois.

- Moi aussi, j’en écris parfois. Il parle de quoi, le vôtre ?

- D’une relation entre un homme et une femme.

- D’amour, alors. 

- En quelque sorte.

- Si ça parle d’amour, ça va plaire à ma mère.

- Pourquoi ? 

- Elle lit que ça, des trucs d’amour. D’ailleurs, l’autre jour je l’ai entendue dire à ma grand-mère : l’amour, je préfère le lire que le vivre. J’ai trouvé ça un peu bizarre. 

- Quand on y pense, pas tant que ça. Par exemple, toi, dans tes mangas, t’aimes bien regarder les combats. C'est pas pour autant que t'aimerais y participer, en prendre plein la tête ?

- Mais c’est complètement différent… en amour, on reçoit pas de coups.

- Mmm, ça peut parfois faire mal, tu sais. D’ailleurs, c'est ce dont mon poème parle.

Comme le môme me fixe, perplexe, sa mère déboule, le visage rouge, les yeux gonflés. Elle se rue sur son tote bag, en sort un petit chargeur blanc puis repart avec aussi sec. Le gosse, hébété, hoche la tête en signe d’acquiescement.

Tiens, tu vois, qu’est-ce que j’te disais. Là, à mon avis, elle est en plein combat.

- Elle avait pas l'air bien du tout, geint le marmot, soudain inquiet.

- Ça va aller. Ta mère a l’air costaud. Très costaud.

- Ouais, enfin, c’est une fille, hein.

- J’te parle de force mentale. Savoir encaisser les coups, réussir à rester debout. Ça se joue souvent dans la tête, lui dis-je en tapotant mon crâne d’une main, tandis que de l’autre je sors de mon sac une bouteille de Volvic 33 cl. ainsi qu’une boîte de Seroplex. Le bouchon à peine dévissé, Gaspard s’enfonce dans son siège, fait la grimace, se pince le nez :

- Pouah, elle empeste l’alcool, votre eau. 

- C’est de l'eau spéciale. De l'eau d'vie. Ça t’aide à la fin du combat, quand justement, t’as du mal à tenir debout. Ou à te relever.

- Et y’a quoi dans la boîte ?

- Pareil, un médicament qui dépanne.

Quelques instants plus tard, la femme revient, son smartphone dans une main, une bouteille de Vittel dans l’autre. Le gamin, paniqué, me questionne du regard puis sollicite sa mère :

M’man, j’ai soif.

Toujours le nez dans son portable, ses AirPods vissés aux oreilles, sans même lever la tête, sa mère lui tend la petite bouteille que, sourcils haussés, il ouvre précautionneusement et porte lentement à son nez puis à sa bouche. Le bouchon revissé, Gaspar déglutit, me sourit, puis finit par me chuchoter :

- Ça va, c'est pas de l'eau de vie. Elle tient encore toute seule debout. Je pense qu'elle a gagné...

Je brandis ma vodka-Volvic histoire de trinquer avec lui, qui, tout sourire, fait de même avec sa Vittel : 

- À la santé de ta maman !

- Et à la vôtre ! 

- Et à la mienne, petit. Et à la mienne.