Règle invariable

Quand je pousse la porte du Marque-page en ce mardi matin de mars, c’est ravi à l’idée d’avoir sous peu entre les mains Connemara, le dernier Nicolas Matthieu.

- Salut la compagnie ! 

Derrière le grand comptoir en bois, Yasmine et Jean relèvent la tête pour afficher une mine défaite.

- Ça va pas ?

C’est Jean qui, des trémolos dans la voix, m’annonce la sinistre nouvelle :

Coco nous a quittés le 27 février. 

Sentant ma gorge se nouer, mes yeux s’embuer, j’accuse le coup et m’assois sur le premier tabouret de rayonnage.

- Et merde. 

- Six ans qu’elle se battait comme une lionne. Mais ce putain de crabe a fini par avoir sa peau.

Je reste un moment silencieux, le regard vissé au lino, avec en fond sonore les sanglots de Yasmine et les bruits de mouchoir de Jean. 

Et moi qui me faisais une joie de parler du dernier Houellebecq avec elle.

- Elle le finira pas, celui-là, articule à demi Yasmine. 

- Bon, pour le coup, il l’emballait moins que les autres, lâche Jean dans un profond soupir.

- Et là, j’passais vous prendre le dernier Nicolas Matthieu. Elle venait de le terminer et me l’avait recommandé. Du coup, je crois que j’vais attendre un peu. Bon, vous me direz pour l’enterrement, la date, l’horaire, le lieu, la participation aux fleurs… tout, quoi.

- Te fais aucun souci pour ça. On t’tiendra au courant.

- Duras, Selby, Fante, Hilsenrath… Punaise, elle m’en a procuré, Corinne, des orgasmes littéraires. Yasmine, toi qui la connaissais par cœur, dis-moi son livre de chevet, son bouquin-phare. Cette soirée, je veux la passer avec elle. Entre ses pages.

Yasmine réfléchit un instant, sourit et me répond :

Alors, sans hésiter : Les vagues, de Virginia Woolf. 

- Marrant, j’aurais plutôt dit Portrait de l’artiste en jeune homme, rétorque Jean du tac au tac.

- Tu rigoles ? Xav, l’écoute pas. Tu verras, Les vagues, c’est la poésie élevée au rang de roman, le roman élevé au rang de poé-…

- T’oublies un peu vite que James Joyce était son auteur-parangon, son maître à penser littéraire, la coupe Jean d’un ton tout autant crispé que crispant.

Un long silence gêné s’ensuit.

Vous savez quoi, je repasserai.

Je sors en trombe du Marque-page, moins énervé contre Yasmine, Jean, et leur échange de geeks de books, qu’envers moi-même, furieux de n'avoir pas dit adieu à Coco, à force de m’être laissé croire que cette mauvaise et triste histoire serait exempte de l'invariable point final.