Le ticket perdu

À l’instant d’entrer au Bluebird, un bar lounge à l’ambiance rétro en plein cœur de Paris, je sens une main venir effleurer mon épaule :

Vous ici…

- Tiens, Sarah. Bah ça alors, pour une surprise. 

- En même temps, pas vraiment : j’habite l’immeuble en face, 17 rue Saint-Bernard.

- Ah, t’as déménagé ?

- Pour mieux emménager. Avec David, mon mari depuis juin dernier.

- Mazel Tov.

- Et toi, que fais-tu dans l’quartier ? pas vraiment ton coin, le 11ème. Je dirais même une terre hostile, pour le Hidalgo hater que tu es.

- Un pot avec un pote, Vincent,  je sais pas si tu te souviens… il m’a filé rencard ici. Il vient d’ailleurs de me prévenir qu’il aurait un peu de retard. Ça te dit qu’on se prenne un verre ? 

Installés au fond de la salle, nos consos commandées, j’écoute Sarah se raconter : son boulot surpayé de Luxury brand manager, son chéri plein aux as rencontré en first class sur un vol Paris-La Havane, leur villa palladienne sur les hauteurs de Cannes avec vue sur le Cap d’Antibes…

T’as l’air plutôt comblée, c’est chouette.

- Disons que c’est une autre vie. J’étais bien avec toi aussi.

- Ouais, enfin, c’était plus à la bonne franquette.

On se marre alors à évoquer de vieux souvenirs : le trek en Amérique du Sud qui vire au mauvais trip gastrique, le plan à trois du nouvel an avec une italienne nympho, sa mère pétée en garde à vue qui nous appelle à 2 du mat’, la jeep du safari-photo qui tombe en panne en pleine savane…, tout en faisant en sorte d’éluder mes tromperies, son départ en pleine nuit, la séparation par textos.

Vincent finalement arrivé, Sarah le salue en même temps qu’elle se lève :

Je vous laisse, les garçons. Amusez-vous… Xavier, prends soin de toi. Et toi Vincent, prends soin de lui !

Sarah partie, Vincent, l’air assombri, marmonne :

Faudrait déjà que j’arrive à m’occuper d’moi.

- Raconte.

- J’ai joué au Loto vendredi et coché 5 bons numéros. Depuis, impossible de remettre la main sur cette putain de grille. J’ai retourné l’appart’, en vain. Là, j’arrive tout juste du pressing, d’où mon retard. On a fouillé mes fringues, et rien. Je sais pas c’que j’en ai foutu. Ça m’rend dingue, ce ticket perdu. 

- Je crois voir ce que tu ressens.

Bon, comment ça va, toi ? t'as la forme ? ça t’a fait quoi d’revoir Sarah ?

- Le même effet que ça t'ferait si tu retrouvais ton ticket... cinq ans après.