À l'air libre

Louis l’attendait sur la place Émile Zola, devant le bistrot Les mains gauches. C’était leur premier rendez-vous depuis son départ de la Clinique de la Bréhonnière, la semaine passée. De son côté, elle en était sortie il y a plus d’un mois déjà.

Durant tout ce temps sans se voir ils s’étaient textés jour et nuit, régulièrement appelés. De longues conversations sur leurs addictions respectives, leurs secrets de famille, leurs projets post-soins, aussi leur attachement croissant l’un envers l’autre.

Camille arrivée jusqu’à lui, ils se prirent longuement dans les bras, échangèrent un baiser pudique.

Installés en terrasse, ils commandèrent deux coke zero ainsi qu’une planche de charcuterie. Louis tout juste sevré, elle ne voulait pas le tenter et s’abstint de boire de l’alcool. Quand ils furent servis, elle se jeta sur la coppa qu’elle engloutit compulsivement avec des morceaux de pain-beurre.

Aujourd’hui, elle le découvrait à l’air libre. Loin de la clinique arborée, des chambres aux fenêtres condamnées, des salles de réunions destinées aux groupes de parole, des blouses blanches qui les encadraient. Louis semblait heureux de la voir mais paraissait absent, ailleurs. Entre deux anecdotes piochées dans son passé d’activiste écologique, il avala discrètement un comprimé de Baclofène. Histoire de ne pas le gêner, elle plongea les yeux dans son verre.

De son côté, elle tenait bon. La méthadone faisait le job et elle avait trouvé un taf, négociatrice immobilière. Largement de quoi s’occuper, en journée du moins. Les nuits étaient plus laborieuses : privée de ses soirées coco, dès 22 heures elle comatait devant Netflix en sifflant du Pouilly Fumé et s’enfilant des crocos Haribo. Elle s’empâtait de jour en jour, son corps de camée lui manquait. Dans la rue, les mecs se retournaient moins. Les 06 n’affluaient plus, les compliments se faisaient rares. Chaque matin, sa putain de balance Tefal continuait d’aggraver la sentence pondérale. Ses parents la veillaient comme le lait sur le feu, ses copines se passaient le mot pour lui proposer des sorties, passaient la voir juste comme ça. Elle sentait toute l’effervescence, l’ébullition de bienveillance autour d’elle. Cette sollicitude la gonflait, cette prévenance la tétanisait. Derrière, elle sentait bien l’injonction sous-jacente. Sois normale. Sois rangée. Sois saine. La veille, elle avait entendu cette phrase dans l’adaptation à l’écran du « Portrait de Dorian Gray », L’Homme veut simplement être heureux mais la société veut qu’il soit bon et droit. Et quand il est bon et droit, l’Homme est rarement heureux. Elle s’était repassée la scène, avait noté l’exacte réplique dans l’appli Notes de son iPhone.

Ils se quittèrent vers 15 heures 30, Louis avait un rendez-vous psy suivi d’un entretien d’embauche. Lui aussi avait ses consignes, son intimation d’aller mieux. Et lui aussi s’exécutait sans doute un peu plus pour les autres que pour lui-même.

Elle proposa de l’y conduire, il lui dit préférer marcher. Elle lui vola un baiser qu’il lui rendit mollement.

Depuis le siège de sa Nissan, sur fond de Time to pretend du groupe MGMT, elle accompagna du regard son pas lent, ses mains dans les poches, son regard rivé vers le sol.  

Ils étaient tous deux à l’air libre, mais à quel prix, dans quel état, et pour combien de temps encore ?

Elle soupira profondément, se mit en route pour la pharmacie Viarme afin d’acheter du Primperan histoire d’atténuer les nausées causées par la méthadone.