L'effet Tinder

Pour leur premier rencard, il l’avait emmenée pique-niquer en bord de Marne. Installés à même l’herbe – elle avait oublié son plaid – face à l’île Sainte-Catherine, ils buvaient un vin rosé corse et dégustaient la tarte maison qu’elle avait concoctée. 

Bientôt trois heures qu’ils échangeaient. Le jour déclinait sévèrement, l’air se rafraichissait, les bandes d’amis, les familles à poussette et les couples alentours levaient progressivement le camp. Elle le savait, tôt ou tard, il proposerait probablement de finir la soirée chez lui. À cette idée, elle stressait crescendo et n’avait toujours pas la réponse à la question qu’elle se verrait bientôt posée. 

Il y avait un hic.

De taille moyenne, mate de peau, belle gueule, bien foutu, il était physiquement son style. Sur le fond, vif d’esprit, doté d’une cinglante répartie, autrement plus érudit qu’elle, il l’avait tour à tour émue, intriguée, amusée, surprise voire excitée. Et puis il portait Encre Noire, ce parfum de Lalique aux notes de bois et vétiver qui la faisait vriller. Seule ombre à ce tableau dating prometteur par bien des aspects, comme la plupart des mecs il aimait s’écouter parler, sans doute un peu trop. Mais à dire vrai, en taiseuse patentée qu’elle était, son travers l’arrangeait plutôt.

Non, le problème était autre. 

C’était cette lueur dans ses yeux qu’elle voyait briller puis s’éteindre en un fragment de seconde. Tel un masque qu’il mettait et ôtait à l’envi, cette lueur l’interrogeait quant à son ressenti, ses intentions, son mindset comme disait Rosalie, sa N+1 chez Caudalie. Pensait-il à une ex ? était-il lunatique, sujet aux sautes d’humeur, voire bien pire, dysthymique ou encore bipolaire ? auquel cas, prenait-il un traitement ? peut-être s’ennuyait-il seulement ? si oui, en était-elle la source ? ou bien était-ce l’effet Tinder, la chair triste dans toute sa splendeur ?  Cet effet qui tue tout désir, étiolé par la profusion des profils rencontrés, étouffé par la multitude des peaux et des corps consommés.

C’est vers 23 heures 30, la deuxième bouteille de Casa Rossa vidée jusqu’à la dernière goutte, qu’il déclencha les grandes manœuvres :

-       Plus de rosé, plus de soleil, les degrés qui descendent en flèche… on poursuit la soirée chez moi ? 

ON-POURSUIT-LA-SOIRÉE-CHEZ-MOI. Cette phrase sans équivoque, cette question sans ambages, cette conclusion courue d’avance, cette perche tendue telle une queue raide agitée sous son nez, cette baise qui ne dit pas son nom, combien de fois l’avait-elle entendue en fin de premier rendez-vous ? En général, si tant est que le courant passe et que l’envie soit là, elle se laissait tenter et suivait volontiers le mec. Mais là, étrangement, définitivement, un truc clochait. 

-       C’est gentil mais je vais rentrer. 

-       Ah. Quelque chose t’a déplu ? Quelqu’un ? moi, par exemple ?

-       J’aurais du mal à te donner une réponse claire, satisfaisante. Simplement, je ne le sens pas.

Quelques adieux gênants plus tard, elle se retrouva seule, assise dans sa Fiat 500 rose poudré.

Elle mit le contact, alluma la radio, se cala contre le dossier, posa ses mains sur le volant, position 10 heures 10 et ferma les yeux un instant. Dans les enceintes, Lily Allen chantait The fear.

I am a weapon of massive consumption, and it’s not my fault, it’s how i’m programmed to function (…)  I don’t know what’s right and what’s real anymore… I don’t know how i’m meant to feel anymore…

Elle réouvrit les paupières, vit son reflet dans le rétro. Une lueur, la même exactement que celle de son rencard, passa dans ses yeux, disparut. Elle alluma son GPS puis fila prendre l’autoroute.